Intervention de Fidel Castro Ruz, président du Conseil d'Etat et du Conseil des ministres de la République de Cuba, au cours du programme spécial sur le mouvement sportif national et international, réalisé aux studios de la Televisión Cubana le 2 septembre 1999

 

Chers téléspectateurs;

Chers invités,

Le gouvernement cubain avait, par l'intermédiaire de l'Institut national des sports, de l'éducation physique et des loisirs (INDER), fait savoir le 9 août, à la fin des Jeux panaméricains de Winnipeg, qu'il s'engageait à mener une enquête approfondie sur l'accusation de dopage formulée contre deux haltérophiles de l'équipe nationale, sanctionnés et privés ensuite de leur médaille d'or, en vue d'éclaircir s'il s'agissait d'une nouvelle crapulerie contre notre pays ou si l'organisme de ces deux sportifs contenait bel et bien une substance anabolisante, d'en déterminer la cause et de dégager les responsabilités incombant à l'entraîneur, au médecin ou aux athlètes en personne. Et nous faisions savoir que, dans le droit fil de notre conduite invariable, nous informerions en temps opportun l'opinion publique nationale et internationale des résultats de l'enquête que nous menions déjà sur les haltérophiles privés de leurs médailles.

Cette enquête vient de conclure au terme d'efforts intenses et nous allons donc tenir la promesse que nous avions faite.

Etant donné que les imputations et les sanctions contre nos athlètes étaient étroitement liées et qu'elles ont servi de tremplin à une campagne colossale contre eux et contre le sport de notre Révolution, je parlerai en toute clarté et franchise non seulement des membres de notre équipe d’haltérophilie, mais aussi de Javier Sotomayor, détenteur du record du monde, champion olympique et plusieurs fois champion du monde, figure emblématique de notre sport, et de ce qui est arrivé à ces athlètes pendant les Jeux panaméricains de Winnipeg.

Tout a commencé de la façon suivante.

On m'informait depuis mon bureau le 2 août 1999, à 17 h 25, dix jours après le début des Jeux panaméricains, que Christian Jiménez, vice-président de l'INDER, avait fait savoir ce qui suit, que je vais lire textuellement :

«Humberto (Rodríguez, président de l'INDER et chef de la délégation cubaine à Winnipeg) a téléphoné pour qu'on transmette de toute urgence un message au Commandant.»

«Tout semble indiquer qu'on tente d'impliquer Javier Sotomayor dans un problème de dopage, et ce dans le cadre des manigances contre nous. Rien n'est encore public.»

«Voilà pourquoi le directeur de l'Institut de médecine sportive (Mario Granda), le docteur Alvarez Cambras et le docteur Quintero (médecin de l'équipe d'athlétisme) partent demain à Montréal où se trouve le laboratoire chargé des analyses.»

«La proposition d'Humberto est que si nous parvenons à démontrer qu'il s'agit d'une nouvelle manigance, nous rendions publique cette information demain pour la condamner.»

«Selon Humberto, il s'agit de la manigance la plus grave et la plus désespérée de toutes celles qu'on a organisées contre nous.»

«Il estime de toute façon qu'il faut attendre le contact de demain pour connaître les résultats et les rendre donc publics.»

Selon les normes établies, on ne peut annoncer officiellement une information de ce genre qu'après que le laboratoire responsable a analysé les échantillons d'urine contenus dans deux flacons, A et B, portant le code de l'athlète. Or, dans le cas de Sotomayor, la nouvelle, qui avait filtré de toute évidence depuis le laboratoire lui-même, s'est répandue comme une traînée de poudre à peine analysé le premier échantillon.

Une dépêche de l'AFP datée de 3 août informait depuis Winnipeg ce qui suit :

Mario Vázquez Raña, président de l'Organisation sportive panaméricaine (ODEPA) s'est nié à confirmer, mardi, si le recordman du monde, le Cubain Javier Sotomayor, avait été contrôlé positif à un premier test dépistage, quoiqu'il ait reconnu qu'il existait un cas en souffrance et qu'il ait demandé à «nos amis cubains» de la «patience».

La bombe a éclaté au cours de la conférence de la presse où Vázquez Raña a annoncé le retrait de la médaille d'or à l'athlète dominicaine Juana Arrendel, championne de saut en hauteur à ces Jeux.

A une question directe pour savoir si «Javier Sotomayor avait été contrôlé positif» au premier test, le président de l'Organisation sportive panaméricaine, Vázquez Raña, a répondu : «Il y a un athlète à l'étude. Un athlète est positif. Je ne peux pas donner de noms, mais c'est vous qui l'avait dit.»

Dès lors, les médias, presse, radio et télévision, ont commencé à faire un battage monstre. Le département de versions sténographiques du Conseil d'Etat a compilé un volume de 277 pages contenant des nouvelles, des dépêches, des articles et des commentaires publiés en six jours seulement, du 3 au 9 août, et ayant à voir avec la présence, selon le laboratoire de Montréal, d'une forte dose de cocaïne dans l'urine de Javier Sotomayor. Et ce n'est qu'une partie minime de ce qui été a publié dans le monde !

Hormis les déclarations de ses compagnons et de personnes qui connaissent à fond, depuis de longues années, la vie sportive, les habitudes, les normes et le comportement de cet athlète, dont la chaîne de victoires hors de pair et le record du monde imposant faisaient l'admiration d'enfants, de jeunes et d'amateurs du monde entier, aucune dépêche de presse ni aucune nouvelle publiée par les médias, quels qu'ils soient, n'exprimait le moindre doute sur la transparence d'un test antidopage, sur l'objectivité et l'infaillibilité de celui-ci et sur la justesse absolue d'une procédure sommaire, implacable et sans appel, qui traînait dans la boue, en quelques heures, la vie, l'honneur et la gloire d'un athlète extraordinaire.

Il ne restait plus après ça à Sotomayor, un athlète modeste qui a méprisé des offres millionnaires, à sa femme, à sa mère et à ses enfants que porter pour le reste de leur vie le stigmate de «vicieux incorrigible», de «consommateur habituel de cocaïne», comme l'ont taxé avec cynisme certains de ses bourreaux.

À Winnipeg, nos propres dirigeants et techniciens principaux de la délégation cubaine ont été vraiment pris de court. Dans ce climat d'hostilité, de diffamation et de harcèlement déclenché contre notre délégation dès le premier jour – du jamais vu dans une compétition sportive de rang international, à la veille du championnat du monde d'athlétisme de Séville et des Jeux olympiques de Sydney - un climat qu'ils ont supporté avec fermeté et courage jusqu'au bout, ils étaient néanmoins loin de supposer que l'athlète le plus prestigieux de Cuba recevrait un tel coup bas.

Bien que tout le monde dans notre délégation fût convaincu qu'il était impossible que Sotomayor ait commis une telle faute, la méthode de prise, de codage, de transport et d'analyse des échantillons, l'anonymat total de l'athlète concerné, l'honnêteté à tout crin et la dignité incorruptible de ceux qui dirigeaient cette opération et y participaient s'avérait quelque chose d'intouchable et de sacré que personne n'avait à l'esprit de mettre en doute. De plus, le règlement dans ces cas est rigoureux, inviolable, bien que nos compagnons aient pu constater sur place que toutes les normes établies étaient continuellement violées et que le règlement était bien des fois aussi peu respecté que le code de la route. Bref, ce que disaient les laboratoires avaient toujours été infaillible, tel un dogme ou telle une vérité révélée. Les équipements dernier cri étaient là qui avaient prouvé la présence de cocaïne dans le flacon B contenant l'autre échantillon d'urine - la sienne ou censément la sienne - de Javier Sotomayor, deuxième témoignage infaillible et définitif de la vérité absolue.

Jamais personne n'avait contesté le témoignage sacro-saint d'un laboratoire. Ce n'était même pas concevable, même si tout le monde connaît la corruption et la malhonnêteté croissantes que la commercialisation et le mercantilisme ont introduites dans le sport, et comme s'il n'existait pas de nombreuses possibilités de prédéterminer le contenu des échantillons depuis le moment où un athlète s'installe au village olympique où il ingère des aliments et des boissons que d'autres préparent et lui fournissent, jusqu'au moment même où son urine est prélevée, manipulée, emballée, codée et transportée au laboratoire où, à en juger par les irrégularités vues à celui de Montréal, elle peut être contaminée par un fonctionnaire vénal qui connaîtrait l'identité de l'athlète, révélée par n'importe lequel de ceux qui, tout aussi vénaux que lui, la connaissent, à commencer par celui qui prélève l'échantillon et remplit le premier formulaire contenant des renseignements sur l'athlète et le nombre d'échantillons et qui les envoie ensuite à ses supérieurs hiérarchiques.

On m'a raconté que cette tâche-là était confiée à des bénévoles au Canada. Il n'y a pas besoin de beaucoup de mémoire pour se souvenir d'un numéro de six chiffres, à peine plus compliqué que le numéro de téléphone d'une jolie fille à La Havane. À supposer que quelqu'un le suborne, celui qui prélève l'échantillon n'aurait pas à faire de gros efforts pour se souvenir du code de quelqu'un d'aussi connu que Javier Sotomayor, et nom et code passeraient en quelques minutes aux mains de la personne prête à payer ce service. Il serait plus logique de supposer que l'information en question pourrait être fournie par quelqu'un de placé plus haut et recevant les codes pertinents, car il existe parmi eux des gens notoirement corrompus.

Le désordre régnait à Winnipeg. Tous les haltérophiles ont affirmé textuellement  : «Pendant le contrôle antidopage qui faisait suite à l'épreuve, on nous a donné de l'eau, des sodas dans la zone d'échauffement elle-même. Pas dans le secteur réservé au contrôle du dopage et pas non plus des boissons à choisir au hasard dans un réfrigérateur», comme le veut la règle.

Ils ont aussi affirmé : «Le contrôle de dopage des Cubains se faisait toujours dans une pièce à part, différente de celle du reste des autres athlètes.»

Carlos Hernández, médaille d'or d'haltérophilie dans la catégorie des 94 kilos, affirme : «Après avoir bu le soda qu'on m'a donné, j'ai eu une baisse de tension.»

Tous les entraîneurs de cette discipline ont signalé : «Les haltérophiles cubains étaient contrôlés dans une pièce à part et devaient prendre le soda, qui était parfois chaud, à un endroit déterminé et précis.»

Malgré l'hostilité, l'arbitraire, les irrégularités et les pièges manifestes auxquels notre délégation était confrontée jour après jour, elle n'a pas envisagé les hypothèses susmentionnées. L'appareil signalait la présence de cocaïne. Ainsi donc, même si Sotomayor n'avait jamais ingéré sciemment la substance fatidique et déshonorante, il fallait chercher la façon de la justifier. Sotomayor était rentré à Cuba dès la fin de la compétition, et l'on ne pouvait même pas lui prélever sans retard un autre échantillon d'urine parce que la cocaïne disparaît en quelques jours, voire quelques heures. L'épreuve de saut en hauteur s'était déroulée le 30 juillet. Nous étions le 3 août au soir. Les «experts» du laboratoire et de la commission médicale de l'ODEPA affirmaient catégoriquement, avec présomption et suffisance, que l'athlète avait ingéré une bonne dose de cocaïne deux jours avant. Certains m'ont assuré que s'il avait pris une dose pareille, Sotomayor n'aurait pu se lever de son lit, encore moins sauter 2,30 mètres au premier essai, largement au-dessus de la barre.

N'importe qui peut comprendre l'amertume et l'angoisse des responsables et des techniciens de notre délégation. Ils étaient convaincus de l'innocence de cet athlète noble et prestigieux. Il devait avoir avalé une infusion ou du thé. Mais allez savoir ! On n'avait même pas le temps de le vérifier. La commission devait se réunir le lendemain matin pour adopter une décision. Faute d'autre choix, nos dirigeants étaient prêts à sacrifier jusqu'à leur propre honneur, et même leur vie, pour sauver l'honneur de Sotomayor et préserver son droit de continuer de sauter, de participer au championnat mondial d'athlétisme et de conclure invaincu sa fantastique carrière sportive à Sydney. Ils se rappelaient que les autorités avaient été bienveillantes à Atlanta et ailleurs à l'égard de sportifs distingués jugés pour dopage, au cas où apparaîtrait une explication banale et pieuse, comme celle d'un médicament ou d'un sachet de thé.

C'est ce même jour, 3 août, à 22 h 30, qu'ils ont fait part de leurs points de vue à l'illustre président de la commission médicale de l'ODEPA, le docteur Eduardo de Rose, qui se montrait apparemment consterné, compréhensif et amical. N’empêche qu'il abreuverait ensuite Sotomayor et notre personnel technique d'insultes grossières et de moqueries sarcastiques devant les médias. Le geste et le mobile de notre équipe technique, dont l'influence et le prestige se sont avérés déterminants dans la décision adoptée, étaient altruistes, désintéressés et généraux. Aussi ai-je de la peine de devoir les critiquer. Parce qu'ils ont oublié à ce moment-là qu'ils n'avaient pas affaire alors à Winnipeg avec des gens honnêtes, que ces gens-là livraient contre nos sportifs et contre notre pays une guerre politique sordide et mesquine, que nous ne pouvions contrer cette bataille par des tactiques pareilles, qu'il ne s'agissait pas d'arguments et de justifications de nature technique. Il ne servirait à rien d'exposer ce que je vais dire si nous n'avons pas le courage de reconnaître nos erreurs et de les exposer publiquement.

Le 4 août, vers onze heures du matin, l'information suivante parvient au secrétariat du Conseil d'Etat :

À la réunion qui vient de conclure entre la commission de dopage et le Comité exécutif de l'ODEPA, décision a été prise de priver Sotomayor de sa médaille d'or, les médecins ayant assumé la responsabilité de lui avoir donné à boire du thé péruvien (un thé digestif).

L'ODEPA rendra cette mesure publique à une conférence de presse qui aura lieu à 16 h (heure de Winnipeg) (17 h, heure de Cuba).

Par la suite, le docteur Granda, directeur de l'Institut de médecine sportive, et le docteur Alvarez Cambras, directeur de l'hôpital orthopédique Frank País, donneront à leur tour une conférence de presse pour laver l'image de Sotomayor et ne laisser aucun doute sur le fait qu'il n'est pas responsable.

La discussion à la réunion a été dure.

Comme le Canada a obtenu deux médailles d'argent en saut en hauteur (ex-aequo), celles-ci se transforment en deux médailles d'or.

Humberto insiste que ça ne peut être qu'une manigance de l'ennemi, compte tenu de l'expérience de Sotomayor et du fait qu'il a été soumis à plus de quinze contrôles antidopage au cours des huit derniers mois.

Humberto veut qu'on fasse part de tout ça au Commandant.

La décision d'assumer la responsabilité du thé a été prise sans consultation avec moi le 3 août au soir. Il est vrai que j'étais parti à six heures de l'après-midi pour Matanzas pour participer au meeting pour l’anniversaire de l'attaque de la caserne Moncada, qui a commencé à huit heures du soir et a pris fin après minuit. Ce jour-là, dès le matin, j'ai révisé des documents de ce discours et je n'ai même pas eu le temps de prendre un petit déjeuner, et les possibilités de communication ont été nulles.

Que s'était-il donc passé à Winnipeg ? Notre délégation avait reçu la confirmation de l'échantillon B à 19 h 30 (heure de Winnipeg). Elle a eu une réunion avec le fameux docteur de Rose à 22 h (heure de Winnipeg), et le meeting de Matanzas allait se conclure plusieurs heures plus tard. Je suis rentré à La Havane au petit matin. Je devais encore choisir certaines parties de mon discours pour les remettre sans retard à la presse étrangère. Et je n'ai pu m'occuper des nouvelles qui parvenaient du Canada que dans l'après-midi.

En plus du message du 4 que je vous ai lu, on nous avait informé que l'équipe technique donnerait une conférence de presse à 17 h (heure de Winnipeg) (18 h à Cuba). On me consultait pour savoir s'il fallait maintenir la ligne suivie à la réunion du matin avec la commission de dopage de l'ODEPA. Ce n'est qu'un peu avant cinq heures de l'après-midi (heure de Cuba) que j'ai pu m'occuper des nouvelles en provenance des Jeux panaméricains et que j'ai lu en vitesse le message relatif à la réunion de la matinée de l'ODEPA et à la ligne suivie par notre délégation. Il me fallait aussitôt répondre à la consultation au sujet de la ligne à suivre à la conférence de presse.

Je dois préciser certaines choses pour qu'on comprenne bien les instructions que je leur ai transmises.

À la demande des compagnons de Winnipeg, Christian [Jiménez, vice-président de l'INDER] avait rendu visite à Sotomayor le 3 août, vers 2 h 30 du matin. Il vit dans le quartier de Playa, à La Havane. Plusieurs journalistes de la presse étrangère accréditée à Cuba montaient déjà la garde autour de chez lui, caméras et appareils de télévision déjà prêts. Ils étaient là depuis plusieurs heures - voyez un peu quelle promptitude ! - avant même la fin du 2 août, bien avant la rencontre du président de l'ODEPA avec la presse au cours de laquelle celle-ci lui avait demandé si l'échantillon A de Sotomayor s'était avéré positif. La rumeur courait ouvertement à Winnipeg, mais aussi chez les médias étrangers à La Havane. Sotomayor connaissait déjà ces bruits de dopage contre lui, mais il était loin de supposer qu'on l'accuserait de consommer de la cocaïne au même moment où il sautait largement au-dessus de la barre située à 2,30 mètres, une hauteur qu'il avait franchie plus de trois cents fois au cours de sa brillante carrière. Quand Christian l'a donc informé que le contrôle de laboratoire avait confirmé la présence de cette drogue dans son urine, la situation est devenue dramatique. Sotomayor a fondu en larmes de rage et d'indignation. Quand Christian lui a demandé s'il avait bu une infusion chaude ou du thé, Sotomayor, dont l'une des caractéristiques, selon tous ceux qui le connaissent, est la modestie, qui n'hésite jamais une seconde à reconnaître un manquement, une erreur ou une indiscipline à l'entraînement, si petite qu'elle soit, dont l'obsession vis-à-vis de ce qu'il ingère est si proverbiale qu'il refuse systématiquement de prendre des vitamines ou des médicaments, a répondu catégoriquement qu'il n'avait pas pris de cocaïne ni bu d’infusion ou du thé auquel on pourrait attribuer le résultat positif. Qu'il refusait d'accepter celui-ci, quelles qu'en soient les conséquences.

Alors que nos compagnons à Winnipeg, sans avoir pu parler avec Sotomayor, cherchaient une explication, brassaient des idées et admettaient même une formule qui lui serait bénéfique face à la situation apparemment irréversible découlant du résultat foudroyant du laboratoire canadien, l'athlète niait dignement avoir ingéré une infusion ou du thé, de quelque nature qu'il soit. Christian, témoin exceptionnel de cette minute dure, traumatique et amère, et qui ne doutait pas de l'intégrité d'un athlète populaire et admiré, a été profondément impressionné par la sincérité et la dignité avec lesquelles il avait réagi.

Il était plus évident qu'on avait suivi une tactique erronée à la réunion du matin avec la commission de dopage de l'ODEPA.

C'est seulement le 4 août, à 17 h 23, que j'ai pu enfin entrer en communication avec Humberto qui attendait ma réponse avec impatience, alors qu'il ne restait plus que trente-sept minutes avant que l'équipe technique ne rencontre la presse. Voici les idées essentielles que je lui ai transmises :

Vous ne pouvez pas élaborer des théories qui vont le blesser dans son honneur.

On ne peut chercher des solutions techniques au problème.

Il faut expliquer qu'il nie catégoriquement, que c'est quelqu'un d'honnête, qu'il l'a été toute sa vie, que nous croyons en lui. Bref, il faut lui donner raison, parce que c'est quelqu'un qui n'a jamais commis une faute ou une indiscipline grave et qui se caractérise par son honnêteté.

Vous ne pouvez vous laisser entraîner par le souhait qu'il puisse continuer à sauter. Tout ce qu'il a fait, c'est pleurer, et pleurer d'indignation.

Nous ne pouvons accepter cette histoire de thé, parce que comme ça nous allons mettre en doute son honnêteté et accepter une imputation injuste.

À voir tout ce qu'il se passe à Winnipeg, nul ne sait comment ils ont obtenu ce résultat, qui est aussi un coup bas au prestige du pays.

Il faut nier, en se fondant sur le fait réel qu'il s'agit de quelqu'un d'honnête, de quelqu'un de digne, qui n'a jamais commis une indiscipline grave.

Il ne faut pas hésiter un instant. Il faut mettre en cause ce résultat. N'hésitez pas une seconde.

On ne peut faire confiance à de tels tests quand on sait toutes les crapuleries qu'on a commises contre nous, à plus forte raison quand ils ont inventé cette histoire de cocaïne, quelque chose qui vise à discréditer non seulement l'athlète, mais aussi Cuba.

Il faut le défendre, c'est maintenant ou jamais qu'il faut le défendre et lui faire confiance. N'admettez pas la moindre possibilité qu'il ait pu le faire. Nous devons lui faire confiance parce que nous le connaissons bien. Nous avons mille raisons d'avoir confiance en lui.

Humberto a été tout à fait d'accord avec ces points de vue.

J'ai pu parler quelques minutes plus tard avec Fernández [José Ramón, vice-président du Conseil de Ministres de Cuba et président du Comité olympique cubain] et je lui ai exposé rapidement ces mêmes vues :

C'est arbitraire. Je vois ça comme la pire des injustices commise là-bas parmi tant de choses qui sont arrivées.

Parler de cocaïne est infâme.

Nous avons eu confiance en lui toute la vie en raison de son attitude. Nous ne pouvons maintenant douter de lui ou le mettre en cause. Si nous le mettons en cause en cherchant une solution technique pour contrecarrer la décision prise, nous allons mettre en cause son prestige, son honneur. Je crois en lui, Fernández.

Ce à quoi me répond Fernández : je crois en lui, moi aussi, il faut affirmer que nous le croyons sur parole, que nous le croyons innocent.

Le plus indignant dans le cas de Sotomayor, c'était qu'on le prive d'une médaille en l'accusant d'avoir consommé une drogue qui disparaît rapidement, si bien qu'il devenait absolument impossible de recourir à des moyens scientifiques pour démontrer la fraude de manière irréfutable. Il ne restait donc plus qu'à livrer une bataille morale autour de la vie et de l'histoire d'un athlète dont nous connaissions profondément et intimement les caractéristiques et l'attitude tout au long d'une carrière sportive extraordinaire.

Nous avions le droit le plus légitime de faire confiance à quelqu'un issu d'une famille modeste, désintéressé, admiré et aimé par notre peuple et par tous ceux qui le connaissent et qui l'ont approché à l'étranger.

Il a donné intégralement à notre pays les dizaines de milliers de dollars qu'il avait reçus en 1993 pour le prix Prince d’Asturies, au moment le plus difficile de la Période spéciale. Et je le sais bien parce que c'est à moi qu'il les a remis personnellement. Il avait alors vingt-six ans et détenait déjà le record du monde. Refuser d’accepter ce don afin qu'il aide, avec cet argent qu'il n'avait volé à personne, son modeste foyer et sa famille pauvre et dévoué l'aurait offensé. Nous avons eu du mal à le rétribuer en utilisant une partie de ces fonds sans le blesser ni l'offenser, et sans qu'il s'en rende trop compte.

Nous ne pouvions donc l'abandonner maintenant à l'infâme machine mercantile et publicitaire, dévoreuse d'hommes, qui a prostitué et outragé le sport.

Pourquoi faire plus confiance au laboratoire désorganisé et indiscret du pays siège ? Un pays siège qui espérait pouvoir enlever Cuba la seconde place qu'elle occupait déjà définitivement. Et ce, sans parler du fait que la médaille gagnée par Sotomayor, plus les dix autres gagnées par les héros de cet exploit, avaient permis à Cuba d'obtenir la première place en athlétisme et de passer devant les Etats-Unis dans un des secteurs où ceux-ci sont les plus forts. En nous enlevant la médaille de Sotomayor, on nous a aussi privé de cet honneur.

Pourquoi faire plus confiance à des organisateurs qui n'ont même pas été capables de garantir le respect et la sécurité physique des membres de notre délégation ?

Pourquoi faire plus confiance à une commission médicale dont le président a abreuvé d'insultes notre glorieux athlète et a outragé notre délégation par des moqueries cyniques dans la presse ?

Parce qu'il existe en effet une différence de signification essentielle entre la façon dont on a privé Sotomayor de sa médaille et celle dont a enlevé leurs médailles d'or à deux de nos haltérophiles.

On a fait en plus à Sotomayor une imputation destructrice et infamante : on l'a accusé devant le monde d'être un toxicomane, sans tenir compte des plus de cent contrôles antidopage, dont beaucoup par surprise, qu'on lui a fait sans jamais trouver la moindre indice de drogue ou d'anabolisant, ce qui avalise une vie sportive absolument immaculée.

On a accusé les haltérophiles d'avoir pris de la nandrolone, une substance utilisée normalement dans le sport professionnel, censurable, inadmissible et passible d'une sanction exemplaire chez un athlète amateur. Mais, même si le tort moral est grand, cela ne détruit pas pour la vie un jeune athlète, son honneur et celui de sa famille, ne fait pas peser sur lui une flétrissure social indélébile qui accompagnera toujours ses exploits sportifs.

Dans le cas de Javier Sotomayor, personne ne pouvait ignorer que son record, toujours en vie, resterait dès lors associé, aujourd'hui, demain et pour toujours, à la réitération infâme qu'il était un toxicomane.

En ce qui concerne les haltérophiles, on les accuse d'avoir été contrôlés positifs à un substance qui ne peut avoir d'effet que par injection intramusculaire et qui reste dans l'organisme au moins pendant six mois. C'est en tout cas ce qu'ont déclaré les fameux «experts» de Winnipeg en anathématisant les haltérophiles.

Quand j'ai appris, le 6 août, que William Vargas, haltérophile de la catégorie des 62 kilos, avait été contrôlé positif à la nandrolone à la suite des analyses de laboratoire, j'ai tout de suite pensé à une nouvelle fraude qui renforcerait l'accusation infâme contre Sotomayor et servirait à rendre encore plus crédible la dénonciation contre ce sauteur imbattable et contre le prestige du sport cubain.

J'ai demandé à Christian de convoquer ce même jour ce sportif à son bureau de l'INDER et de converser avec lui, d'écouter ses points de vue et de lui communiquer avec le plus grand tact possible la nécessité de prélever aussitôt de nouveaux échantillons d'urine pour le préserver d'une injustice éventuelle. Et je lui ai demandé aussi de rencontrer le médecin de l'équipe d'haltérophilie et l'entraîneur du sportif.

Vargas n'était pas encore rentré du Canada. Il est rentré le 7, au tout début de la matinée. Il vit à Caimito, à La Havane-province. Sa femme avait accouché le même jour où il gagnait sa médaille d'or. Et pourtant, cela ne l'a pas empêché, une fois avisé, de se rendre à la direction de l'INDER pour fournir de nouveaux échantillons d'urine, tard dans la soirée, la séance ayant pris fin dans les premières heures du jour suivant. Seulement quatre jours s'étaient écoulés depuis les prélèvements d'urine à Winnipeg.

Le déluge de nouvelles et de commentaires au sujet de Sotomayor continuait de tomber quand le scandale a éclaté à propos des haltérophiles cubains. Pas de trêve pour notre délégation à Winnipeg !

Le 8 août au soir, des dépêches de différentes agences informaient qu'un autre haltérophile cubain, Rolando Delgado Núñez, médaillé d'or dans la catégorie de 69 kilos, en avait été privé pour contrôle positif à la nandrolone. Il vit à Pinar del Río. Ce même soir, on est parti à sa recherche, on l'a fait venir à La Havane et on a pu lui faire des prélèvements d'urine le 9 à minuit, cinq jours après ceux de Winnipeg.

La différence de temps entre les deux prélèvements a été minime. Il était absolument impossible que cette substance injectable, qui reste des mois dans l'organisme, n'apparaisse pas dans l'urine des haltérophiles qu'on avait privés de leurs médailles pour dopage à la nandrolone. Il ne s'agissait plus cette fois-ci de la cocaïne volatile et insaisissable dont on accusait Sotomayor. Si l'on démontrait que leurs échantillons d'urine ne contenaient pas la moindre trace de cet anabolisant, l'accusation relative à la substance infâme censément découverte dans l'urine de Sotomayor selon le sacro-saint laboratoire canadien et selon d'autres oiseaux de malheur devenait dès lors insoutenable. Mais cela paraissait un rêve, quelque chose de pratiquement impossible.

Comme les dépêches transmises par les agences de presse continuaient d'insinuer la possibilité de nouveaux cas de dopage d'haltérophiles cubains, les autres médaillés d'or et d'argent de cette même discipline ont été convoqués d'urgence les 8 et 9 août, ainsi que leurs entraîneurs et le médecin de l'équipe. Celui-ci était alors en vacances à Holguín et il a été bien difficile de le retrouver. Ce n'est que trois jours plus tard qu'on a pu le ramener à La Havane en avion.

Les prélèvements sur ces derniers athlètes ont été faits ici quatre jours à peine après ceux de Winnipeg, aucun d'eux n'ayant été alors contrôlé positif à la nandrolone.

Des instructions avaient été données ce même soir pour adopter des décisions relatives à l'endroit où seraient analysés les échantillons d'urine, à la personne qui les transporterait et comment, à la délivrance des visas pertinents et aux mesures de discrétion et de secret correspondantes.

Un peu après minuit, il ne restait plus qu'à rédiger une déclaration, brève mais importante, qui devait être publiée le 9 au matin, au sujet des deux cas de dopage dont la communication était d'ores et déjà officielle, une déclaration dans laquelle le gouvernement cubain fixerait d'une façon précise et catégorique sa position au sujet de tout cas de dopage prouvé.

J'ai accueilli personnellement, à cinq heures du matin, le dernier avion transportant quatre-vingt-treize membres de la délégation cubaine, dont José Ramón Fernández, président du Comité olympique cubain, Humberto Rodríguez, président de l'INDER, le docteur Mario Granda, directeur de l'Institut de médecine sportive, appelé à remplir aussitôt d'importantes tâches ayant à voir avec l'enquête en cours, et d'autres spécialistes éminents.

Une fois conclu l'accueil de la délégation, j'ai une réunion, à l'aéroport même, avec les principaux responsables et techniciens de la délégation, que j'ai informés des mesures déjà prises et avec lesquels nous avons rédigé, à partir de toutes les données disponibles, la déclaration du gouvernement cubain passant par l'intermédiaire de l'INDER : nous y informions le peuple de l'ouverture d'une enquête approfondie sur les accusations formulées contre les haltérophiles afin d'éclaircir, comme je l'ai dit au début de mon intervention, s'il s'agissait d'une crapulerie de plus contre notre pays ou s'il existait vraiment des substances anabolisantes dans l'urine de ces athlètes, et de notre décision de faire part publiquement des résultats de cette enquête à l'opinion nationale et internationale.

La note était diffusée par télévision dès 8 h 20, le 9 août.

Et si nous pouvions nous exprimer de la sorte, c'est parce que nous pouvions en l'occurrence recourir à des méthodes scientifiques pour confirmer ou infirmer les résultats du laboratoire que nous considérions comme des imputations frauduleuses et injustes.

Pourquoi parlions-nous de la possibilité de démasquer totalement et de façon irréfutable la conjuration contre Cuba ? Tout simplement parce que, bien que, comme vous allez le voir, il soit possible de démontrer la fausseté de ces imputations par des arguments solides et tout aussi irréfutables - raisonnements, analyses et procédés techniques et d'autre nature - c'était en ce cas d'autres laboratoires très prestigieux qui allaient avoir le dernier mot.

Quatre raisons me poussaient toutefois à être plutôt sceptique.

Premièrement, il était pratiquement impossible que ceux qui tentaient de frapper et de discréditer notre sport et notre pays soient assez stupides pour utiliser un anabolisant de longue durée dont la présence pouvait être aisément démentie par des moyens techniques, et s'ils l'avaient fait, c'était alors qu'ils nous sous-estimaient terriblement.

Deuxièmement, on a vu se développer en haltérophilie à l'échelle internationale des tendances - quasiment généralisées dans certains pays - à l'usage d'anabolisants. Nous avions même eu, nous aussi, quelques très rares cas d'indisciplines chez des entraîneurs et des haltérophiles.

Troisièmement, l'un des haltérophiles accusés avait été sanctionné plusieurs années avant pour usage d'anabolisants, et, ce qui était encore plus inquiétant, son entraîneur aussi, ce qui était tout à fait surprenant. S'il s'agissait d'un complot contre nous, comme nous le pensions, l'ennemi avait bien choisi ses cibles.

Quatrièmement, il suffirait qu'un seul des laboratoires excellents et prestigieux que nous avions choisis découvre la moindre quantité de nandrolone dans l'urine des haltérophiles sanctionnés, en coïncidence avec le laboratoire de Montréal, pour qu'il faille admettre et donc divulguer aussitôt la validité et la justesse des résultats obtenus par celui-ci. Aucun des laboratoires que nous avions choisis n'aurait la moindre idée des codes de chaque sportif, et le compagnon qui devrait emporter les échantillons ne saurait rien de leur identité. Un résultat positif de ces laboratoires affaiblirait considérablement, par contrecoup, la possibilité de démontrer à l'opinion publique internationale ce sur quoi nous n'avons pas le moindre doute : l'innocence de Javier Sotomayor.

Il y avait d'autres inconvénients, mais ceux-ci suffisent à eux seuls à comprendre les risques que nous courions. Mais nous devions les courir par un devoir moral élémentaire.

Mais nous avons pu apprécier deux facteurs positifs pendant l'enquête.

1) Compte tenu des risques qui menaçaient cette discipline sportive, on avait nommé le 4 janvier 1995 un nouveau commissaire, un lieutenant-colonel à la retraite qui avait été pendant douze ans chef de la section de préparation physique et sports au ministère des Forces armées, et qui avait accompli avant des missions internationalistes. Et ce commissaire a réalisé un excellent travail d'organisation, de discipline, d'élévation de la conscience technique, de renforcement de la morale et de l'esprit patriotique en haltérophilie. Au point que l'équipe qui nous représentait à Winnipeg était imbattable et qu'il restait à Cuba une réserve capable de glaner beaucoup de lauriers.

2) L'Institut de médecine sportive et un médecin, jeune et intelligent, chargé de la santé des haltérophiles de la sélection nationale, chacun dans le domaine de sa compétence, avaient mis au point un système de suivi intégral. Le contrôle et le suivi systématiques des haltérophiles en matière d'anabolisants rendaient quasiment impossible le recours au dopage. Et ce médecin m'a affirmé que, frais émoulu de l'école de médecine, il était capable de savoir à première vue si quelqu'un était dopé ou non. J'ai pu constaté que tous ceux qui avaient à voir directement avec les haltérophiles niaient la possibilité que les accusations de dopage contre les deux médaillés soient fondées. Non, aucun d'eux n'avait le moindre doute.

Pour ma part, réfléchissant aux premiers facteurs dont j'ai parlé, il me semblait impossible qu'on puisse démentir sans exception la totalité des données avancées pour justifier la privation des médailles à nos athlètes. À l'inverse de la boxe, il ne suffisait pas que la majorité des juges marquent en coïncidence un même coup pour que celui-ci soit valide : il fallait qu'ils le marquent tous, sans un seul vote contraire. Dans ce cas, les résultats des laboratoires auraient le dernier mot.

Nous avons eu l'idée de recourir à trois laboratoires différents. Le directeur de l'Institut de médecine sportive s'est adressé à cinq laboratoires européens : Barcelone, Madrid, Lisbonne, Londres et Bruxelles, leur faisant savoir notre besoin de réaliser des tests déterminés à des haltérophiles. Londres a dit non, parce qu'il était en réparations. Les autres ont accepté.

C'est compte tenu de l'urgence et des distances que nous avons choisi les trois laboratoires de la péninsule ibérique. Le déroulement du championnat du monde d'athlétisme à Séville ajoutait de nouvelles difficultés, dans la mesure où Barcelone, qui avait été le centre principal des contrôles antidopage pendant les Jeux olympiques de 1992, et Madrid, étaient à sa disposition. Le laboratoire de la capitale espagnole était virtuellement incapable d'en faire plus, avec presque cinquante prélèvements par jour. À quoi il fallait ajouter la nécessité de la plus grande discrétion possible.

Seulement trois personnes allaient connaître les codes identifiant les échantillons et les athlètes correspondants : Christian, vice-président de l'INDER, à qui, en l'absence d'Humberto, j'ai confié toutes les mesures à prendre sur-le-champ; Mario Granda, directeur de l'Institut de médecine sportive, et moi-même qui posséderais un exemplaire sous enveloppe scellée.

Le docteur Palacios, biochimiste de l'Institut, chargé d'emporter les échantillons et d'exécuter le programme à l'étranger, ne connaissait pas les codes. Il a emporté avec lui trois échantillons doubles par haltérophile médaillé d'or, et un échantillon double par médaillé d'argent. Quarante échantillons au total : six pour Madrid, sept pour Lisbonne, sept pour Barcelone. Et c'est le 11 août, à 17 h 25, que notre spécialiste en biochimie est parti, emportant son précieux chargement.

Je n'en dirai pas plus sur cette étape fascinante de l'enquête. Les messages de Palacios au sujet de chaque pas qu'il faisait parlent d'eux-mêmes.

Madrid, le 12 août 1999

Christian,

J'ai bien remis le premier lot à Madrid à 12 h 50. Réponse peut-être anticipée, quoique non confirmée. Je ratifie la semaine prochaine en cas de modifications. Peut-être remise demain à Lisbonne, appel en instance.

Saluts.

Miguel

 

Madrid, le 17 août 1999

Christian,

Les démarches à ce jour ont été comme suit :

- J'ai remis les échantillons à Lisbonne vendredi 13. Analyses faites et résultats dimanche 15 : tous négatifs (-).

- Revenu à Madrid dimanche. Je suis allé à Barcelone le lundi matin et j’ai remis les lots. Résultats au début de la semaine prochaine, car ils ont peu de personnel (congés).

. Impossible de me loger à Barcelone. Seulement chambres dans des hôtels très chers. Je suis donc rentré à Madrid, hier, lundi soir, au même hôtel.

- J'y attendrai réponse de Barcelone et tâcherai de hâter la réponse de Madrid, dont la date la plus rapide est le 31 août.

- À Barcelone, j'ai eu une conversation très intéressante avec le directeur. Attendez un rapport complet au courrier de vendredi.

Saluts.

Miguel

 

Le 23 août 1999, une surprise inattendue interrompt les délicieux rapports de Palacios et nous replonge dans le cauchemar précédent. Une télécopie en provenance de Porto Alegre, au Brésil, nous annonce :

Porto Alegre, le 23 août 1999

M. Humberto Rodríguez

Chef de la mission de Cuba

Comité olympique cubain

Calle 13, nº 601

Vedado

La Havane (CUBA)

Cher M. Rodríguez,

Je vous écris pour vous informer que des métabolites de nandrolone ont été détectés dans le prélèvement d'urine de votre athlète Modesto Sánchez, qui a participé aux Jeux panaméricains en haltérophilie, catégorie des plus de 105 kg. Ce contrôle a été effectué le 7 août 1999 au Centennial Concert Hall.

L'échantillon B sera examiné le 30 août, à 9 heures, au laboratoire de dopage de l'INRS-Santé, 245 boulevard Hymus, Point-Claire, Montréal. Selon les règlements de l'ODEPA, votre délégation pourra envoyer trois délégués au laboratoire. Veuillez avoir l'obligeance de m'en donner les noms pour les transmettre à la directrice du service, le professeur Christiane Ayotte, soit au télécopieur (1.514) 630-88-50, soit au téléphone (1.514) 630-88-06.

Si ce test confirmait le résultat de l'échantillon A, la commission médicale de l'ODEPA se réunirait le 4 septembre 1999, à 22 heures, dans la salle de la présidence du Comité olympique guatémaltèque, situé au Palais des sports, 24 Calle 9-31, zona 5, 3er Nivel, Guatemala-ville, à laquelle sont invités l'haltérophile et un maximum de trois membres de votre délégation.

Bien à vous.

Prof. Eduardo Enrique de Rose

Président de la commission médicale de l'ODEPA

 

On informe donc Cuba seize jours après le prélèvement du 7 août !

Il y avait belle lurette que l'urine de Modesto Sánchez était dans la péninsule ibérique. Magnifique ! C'étaient maintenant trois haltérophiles sanctionnés pour dopage à la nandrolone, et plus seulement deux. Ce serait alors pire pour les coupables si le dernier mot des trois prestigieux laboratoires leur était contraire. Reste-t-il donc par hasard un athlète cubain à sanctionner ? Jusqu'à quand pensait-on continuer d'enlever des médailles d'or et d'argent à Cuba ? Si nous rendons les trois médailles d'or qu'il nous reste en haltérophilie, sans compter les dix que nous aurions gagnées facilement si on n'avais pas réduit arbitrairement, et à la veille des Jeux, le nombre de médailles traditionnellement en dispute dans ce sport - et ce, pour diminuer les possibilités de Cuba - nous continuerions d'occuper la seconde place. Et s'ils le veulent, nous leur rendons même toutes celles que nous avons gagnées en un combat difficile, aux prises avec tant de facteurs défavorables aux Jeux panaméricains de Winnipeg, et même ainsi on ne pourrait pas nous enlever le titre de champion mondial de la défense du sport sain, de l'honneur, de la dignité et de la pureté de nos sportifs.

J'ai ici un document des plus curieux : une lettre de ce monsieur de Rose à la délégation cubaine, du 2 août, signée par lui, dans laquelle il annonce la présence de nandrolone dans l'urine de l'haltérophile William Vargas, alors que celui-ci n'était même pas entré en lice et n'avait donc pas fait l'objet du moindre contrôle ! Erreur de frappe ? Erreur de l'ordinateur ? Document élaboré au préalable qui s'est égaré ? Chronique d'une mort annoncée, comme le roman de García Márquez ?

Des nouvelles de Palacios nous arrivent ce même jour, quelques heures plus tard.

Le 23 août 1999

Christian,

J'ai parlé avec les directeurs des deux centres en attente. Celui d'ici n'a pas fait grand-chose, car il est plongé dans l'autre activité qui est pour lui prioritaire. On me demande de téléphoner le 25, mercredi prochain, pour savoir si les résultats sont prêts. L'autre centre a bien avancé et doit avoir fini demain matin. Je dois lui téléphoner à 9 h 30.

Ils savent tous déjà que nous avons fait un envoi multiple. (Rappelle-toi qu'il existe une très bonne communication et coopération, parce qu'ils transmettent des rapports périodiques à leur organisme dirigeant. (Il veut parler du CIO.)

Ils m'ont dit qu'il s'agissait d'une situation étrange et peu habituelle, mais le plus belliqueux est celui d'ici. Je leur ai expliqué que nous faisions une étude du rapport prix/rapidité de la réponse, et que nous avions donc dû diviser les échantillons en lots différents pour pouvoir comparer dans la pratique. Ils ont accepté mes explications comme valides, mais le laboratoire d'ici a émis des réserves.

Salut à tous. Accolade.

Miguel

P.D. J'informe demain de nouveau.

Comme vous pouvez le constater dans ce message, le 23 août, notre inlassable, efficace et tenace biochimiste, Miguel Palacios, qui, tel un nouveau don Quichotte, arpentait la péninsule ibérique d'un endroit à l'autre, a eu droit à des réflexions de la part des gens du laboratoire de Madrid qui se sont étonnés de ces démarches faites dans trois institutions différentes. Il ne pouvait pas leur en expliquer alors les raisons, parce qu'il avait reçu des instructions de ne rien révéler de leurs objectifs. Il leur a répondu aimablement, quoique de façon si peu convaincante que moi-même, qui connaissait le secret, je ne comprends pas très bien ce qu'il a voulu dire quand je lis ça. Je ne suis pas très sûr qu'on l'ait cru sur parole. Peut-être ont-ils soupçonné que les Cubains tentaient de déchiffrer certains des mystères de Winnipeg.

Surchargés de travail comme ils l'étaient, à cause du championnat du monde d'athlétisme à Séville, peut-être ne connaissaient-ils pas le cas des haltérophiles, mais ils ne pouvaient ignorer celui de Sotomayor, si connu en Espagne où il a établi son record extraordinaire et qui avait été sanctionné deux jours avant ce championnat pour avoir censément ingéré une forte dose de cocaïne, selon les théories métaphysiques du président de la commission médicale de l'ODEPA et des laboratoires de Montréal.

Nous faisons nos excuses à la direction du laboratoire de Madrid et nous répondons aujourd'hui à ses questions.

Nous avons engagé les services d'analyse des laboratoires auxquels nous avons fourni les données fondamentales, car nous n'étions obligés à rien de plus. Et ces services ne pouvaient avoir un but plus légitime. Le personnel des trois laboratoires a été aimable, sérieux, efficace, compréhensif. Et, en plus de nos excuses, nous leur adressons nos profonds remerciements.

Le 24 août 1999, Palacios adresse son dernier message depuis Madrid. Cette fois-ci, avec des nouvelles plus encourageantes :

Christian,

J'ai reçu les résultats en souffrance de l'autre centre (il se réfère à Barcelone), tous négatifs, selon documents ci-joints.

Pour celui d’ici, rien encore jusqu'à demain après-midi. On peut s'attendre au même résultat.

Je rentre jeudi comme prévu.

Saluts.

Miguel

P.D. Le coup de fil que tu m'as passé, est-ce à payer ici ? Tu peux répondre oui ou non à cette télécopie. Merci.

Palacios est reparti pour Cuba le 26 août. Porteur cette fois-ci de documents irréfutables. Il était le seul à connaître ce qu'on attendait ici avec une impatience mortelle : le résultat des analyses faites à Madrid. Il est arrivé le soir avec un mal de tête terrible. Il est rentré directement chez lui. Il a fait parvenir un message à l'INDER pour informer de son retour. Personne ne l'a fait suivre à qui de droit, ou alors personne n'en a fait cas. Quelle importance pouvait bien avoir le retour d'un certain Palacios ? Ce jeudi 26 août avait aussi été une journée d'impatience angoissée, le championnat du monde de boxe se décidait à Houston, et nous n'avions pas la moindre confiance dans les juges. On était à la merci du verdict de la maffia. Il n'y avait plus d'INDER ni qui que ce soit : par intérêt ou par patriotisme, tous les regards étaient rivés sur les téléviseurs. Et le vendredi 27, tout le monde était exalté, justement indigné de ce qu'on avait vu sur le ring. Et personne ne se souvenait de Palacios.

Le samedi 28 août, vers midi, Christian téléphone à Palacios à son hôtel de Madrid  : «Il n'est plus là» «Il est parti deux jours avant.» Il téléphone alors à l'ambassade, mais personne ne répond. Alors, nous nous sommes inquiétés pendant quelques heures : «L'aura-t-on kidnappé ?» «L'aura-t-on fait disparaître ?» Parce que ce qu'il ramenait n'était pas rien !

À 20 h 30, réunion au sujet de la table ronde qui aurait lieu le lendemain sur les deux chaînes de télévision entre journalistes, boxeurs et entraîneurs fraîchement de retour du Texas. Nous étions dix ou douze personnes debout dans une petite pièce. Je vois Christian à quelques pas de moi. Je l'interroge du regard. Il sourit. Je m'approche de lui et il me dit à voix basse : «Palacios est rentré jeudi. Il ramène tous les documents.» Etonnant !

Dimanche 29 août, 15 h 50. Fin de la table ronde sur Houston. Ce n'est alors que nous avons pu nous occuper de Palacios (Palacios veut dire palais en français). Réunion à 17 heures dans l'autre Palais, celui de la Révolution. J'ai passé neuf heures à analyser les matériaux inflammables que nous avions en main avec les principaux acteurs de cette histoire.

Lundi 30 août. Message de reconnaissance aux laboratoires ibériques. Nous sommes maintenant attrapés dans un grand thème. Nous ne pouvons pas être plus explicites, des polémiques peuvent se déclencher, et il n'est pas bon de fournir à l'adversaire des informations que celui-ci pourrait être désespéré de posséder. Nous ne pouvons étaler toutes les cartes sur la table ni employer toutes les munitions. Nous ne ferons pas connaître non plus les codes. Certains flacons contenant 75 centimètres cubes d'urine valent en ce moment plus qu’une tonne d’or. Nous avons aussi des réserves. Les haltérophiles de l'équipe nationale, forts, en bonne santé et moralement revendiqués, peuvent fournir autant d'échantillons qu'il le faudra si les circonstances l'exigent.

Si la nandrolone, dont on a argué de la présence pour nous enlever les médailles, avait été injectée des semaines, voire des mois avant les Jeux panaméricains, elle circulerait encore assez de temps dans le corps de ces athlètes pour pouvoir faire autant de prélèvements qu'il le faudrait.

Le soir où le mystère de la disparition de Palacios a été levé, j'ai deviné ce qu'il se passait au sourire de Christian : il connaissait le résultat des analyses du laboratoire de Madrid que Palacios avait ramené dans son attaché-case auprès duquel il avait dormi pendant les deux jours où personne n'avait su en quel endroit du monde il se trouvait. Ç'a été une cruauté de sa part de prolonger pendant quarante-huit heures cette attente tendue et angoissante. Tout était de nouveau négatif. Aucun des vingt prélèvements analysés par les trois laboratoires ne contenait la moindre trace de nandrolone ou de ses métabolites, pas un seul haltérophile de notre équipe ne s'était dopé. Tout était un mensonge colossal, une fraude infâme et honteuse, une privation criminelle de mérites gagnés à coups d’abnégation, de ténacité, de dévouement et de sacrifices.

Ce qui semblait incroyable, un rêve, quelque chose d'impossible, un miracle, avait eu lieu. Et voilà pourquoi j'ai pu annoncer dimanche, après la table ronde, des nouvelles d'intérêt.

Pour parler en termes sportifs, cela s'appellerait en base-ball un zéro coup sûr zéro circuit. En boxe, on dirait que tous les points ont coïncidé, qu'aucun juge n'a voté contre. Le vainqueur, dans le coin rouge : Cuba, 20-0.

Nous savons par où on tentera de riposter, mais nous sommes calmes : toutes les avenues sont investies.

Il ne me reste que les demandes finales, synthétiques et brèves, qui viendront ensuite. Je cède maintenant la parole à ceux qui vont apporter leur témoignage, tout aussi irréfutable, au-delà des analyses biochimiques, et complétant ce qui a été dit jusqu'ici.