Allocution prononcée par le commandant en chef Fidel Castro Ruz, premier secrétaire du Comité central du Parti communiste de Cuba, président du Conseil d'Etat et du Conseil des ministres, à la clôture du Premier Congrès international Culture et développement, au palais des Congrès, le 11 juin 1999, Année du quarantième anniversaire de la Révolution

 

Chers ministres et dirigeants de la culture des pays latino-américains ou ibéro-américains,

Chers invités,

Chers délégués au Premier Congrès international Culture et développement,

Vos assises de quatre jours ont heureusement coïncidé avec la réunion de deux jours, les 10 et 11, des ministres et responsables de la culture préparatoire au Sommet ibéro-américain qui se tiendra en novembre. Je me suis efforcé d'avoir une idée de ce dont vous avez débattu et de la teneur de vos discussions.

Les organisateurs des deux réunions semblent satisfaits de la façon dont elles se sont déroulées.

Certains des nombreux thèmes que vous avez discutés, tous d'une grande valeur sans aucun doute, ont attiré tout spécialement mon attention, et je dois les inclure parmi les questions ayant à voir avec la culture et la politique que j'apprécie beaucoup. Par exemple, la nécessité des Etats de promouvoir une politique d'éducation écologique correcte; l'importance de l'histoire pour transmettre des valeurs et défendre l'identité des peuples; la nécessité de repousser les modèles colonialistes ou hégémoniques; le tourisme qui ne doit porter tort à l'identité nationale; la nécessité de repenser le monde actuel, de créer des états d'opinion et de transmettre des idées - la transmission d'idées me paraît fondamentale -, la nécessité urgente de favoriser, par l'éducation et la mise en place de politiques culturelles correctes, une véritable révolution éthique en l'homme. C'est la première fois que je vois ce dernier thème posé avec tant de précision.

Votre point 12 - je ne sais si absolument tout le monde sera d'accord avec; moi, en tout cas, je le suis - affirme : l'économie capitaliste ne garantira pas le développement prospectif de l'humanité, car elle ne tient pas compte des pertes que son expansion provoque en termes culturels et humains. J'irai un peu plus loin : non seulement le capitalisme ne garantit pas le développement prospectif de l'humanité, mais il en met aussi en danger, comme système, l'existence même.

Le jour de l'ouverture, vous m'avez poussé à dire quelques mots et j'y ai abordé un point essentiel, celui de la transmission d'idées.

Je ne sais combien vous avez discuté des façons de concrétiser ce principe-là, mais je sais en tout cas que vous avez avancé que la culture devait occuper une place fondamentale, prioritaire, dans la politique d'intégration dont on parle.

Notre unité représenterait la somme de nombreuses et de très riches cultures. C'est dans ce sens que je pense à l'intégration de Notre Amérique, comme l'appelait Martí, cette Amérique qui démarre au Rio Bravo - encore qu'elle aurait dû démarrer à la frontière du Canada parce que cette partie-là faisait aussi partie de Notre Amérique jusqu'au jour où des voisins, des expansionnistes insatiables, se sont emparés de tout le territoire qui constitue aujourd'hui l'ouest des Etats-Unis. Et cette intégration doit aussi concerner les CaraÏbes. Les Caribéens ne participent toujours pas aux sommets ibéro-américains. Heureusement, tous les pays latino-américains et caribéens se réuniront pour la première fois avec l'Union européenne, à Rio de Janeiro, les 28 et 29 de ce mois-ci. Nous commençons à agrandir la famille. Les Caribéens étaient en général encore plus tenus à l'écart, parce que nous-mêmes, les Latino-Américains, nous l'étions aussi et nous le sommes encore.

La somme de toutes nos cultures représenterait une énorme culture et une multiplication de toutes les nôtres. L'intégration ne doit pas porter préjudice à la culture de chacun de nos pays, mais l'enrichir au contraire.

Quand on parle d'union, on la borne encore à un cadre étroit. Mais je vais plus loin : je crois à l'union de tous les pays du monde, à l'union de tous les peuples du monde, mais à une union libre, vraiment libre; pas à une fusion, mais à une union libre de toutes les cultures, dans un monde vraiment juste, dans un monde vraiment démocratique, dans un monde où l'on pourrait mettre en place cette mondialisation dont Karl Marx avait parlé à son époque et dont Jean-Paul II parle aujourd'hui quand il formule l'idée d'une mondialisation de la solidarité.

Reste à bien définir ce qu'on entend par mondialisation de la solidarité. Si nous poussons cette idée jusqu'à ses ultimes conséquences, nous constatons que le point 12 est un fait : je me demande en effet si le système capitaliste peut garantir la mondialisation de la solidarité. On ne parle pas de mondialisation de la charité - ce qui ne serait pas si mal entre temps, de toute façon. Mais que vienne enfin le jour où la charité ne sera plus nécessaire ! Et ce jour viendra quand le sentiment de la solidarité sera universel et que l'esprit de solidarité se sera mondialisé.

Si je dis ceci, c'est pour faire bien comprendre que je n'ai absolument rien d'un nationaliste borné, ni d'un chauvin, que je me suis forgé une conception de l'homme plus élevée, que je nourris des rêves plus ambitieux pour l'avenir de l'espèce humaine qui a eu tant de mal à devenir ce qu'elle est aujourd'hui , à atteindre les connaissances qu'elle possède aujourd'hui, et qui ne mérite pourtant pas le qualificatif d'espèce vraiment humaine. Tant s'en faut ! Mais plus elle semble loin de le mériter, et plus en est-elle peut-être proche, parce que cette humanité-ci traverse une crise colossale, et que ce n'est que des crises colossales que peuvent émaner les grandes solutions.

C'est en tout cas ce que l'histoire nous a appris à ce jour. À ce jour où la mondialisation réelle, qu'on ne mentionnait même pas voilà encore quelques années, est devenue un fait parce que les énormes progrès de la science, de la technique, des communications l'ont rendue possible et inévitable. Les gens communiquent entre eux en quelques secondes, où qu'ils soient.

Tenez, moi, j'ai plus de mal à entrer en communication avec notre ministre des Affaires étrangères ici qu'avec notre ambassadeur aux Nations unies ! Lui, là-bas, il possède un portable. Alors, l'autre jour, par exemple, il se trouvait dans la salle à côté de son collègue l'ambassadeur nord-américain, avec un siège vide au milieu, et j'ai pu lui parler. Ou aujourd'hui même : je l'appelle, je lui demande où il se trouve - à l'ambassade, chez lui, aux - et il me répond : «Non, je suis en voiture.» Je lui dis : «En voiture ! Et tu m'entends Nations unies bien ?» Il me répond : «Oui, maintenant, on est à un feu rouge.» Et nous avons continué comme ça un bon moment. Vraiment incroyable.

Les progrès technologiques expliquent la précision avec laquelle les fameux satellites guident les missiles et les armes intelligentes... Pas si, si intelligentes que ça, parce qu'elle se trompent avec une fréquence préoccupante. À moins que ce ne soit pas en fait des erreurs, mais bel et bien délibéré.

Cette histoire de l'ambassade chinoise, ça semble si curieux, mais alors si curieux, à plus forte raison quand on vous explique que les bombardements se sont réalisés à partir de vieilles cartes périmées... À ce train-là, vous risquez d'en recevoir une ici-même, dans cette salle de réunion, par la faute de cartes périmées...

C'est à cette même vitesse que l'argent circule et que se font les spéculations boursières pour un billion de dollars par jour. Et ce ne sont pas là les seules spéculations qui se font, et elles ne portent pas que sur les monnaies.

À l'époque de Magellan, vous mettiez je ne sais combien de mois pour faire le tour du monde. Aujourd'hui, ça vous prend vingt-quatre heures.

J'ai fait le tour du monde voilà pas si longtemps, avec des escales au Danemark, en Chine, au Viet Nam, au Japon, au Canada, et retour à La Havane. Et je me suis amusé à faire des calculs : en volant vers l'est sur un avion plus rapide, vous pouvez décoller de Chine le lundi au petit matin et arriver à La Havane le dimanche dans l'après-midi.

Oui, le monde a bien changé en quelques dizaines d'années.

Si vous êtes d'accord, j'aimerais faire comme vous et introduire un thème qu'on pourrait intituler Culture et souveraineté.

Je vais partir de faits concrets, non d'élucubrations théoriques, de choses que même un myope peut voir : sans souveraineté, on ne saurait parler de culture. Abel [Abel Prieto, ministre cubain de la Culture] vous a dit comment une poignée de personnalités brillantes avaient sauvé la culture nationale face au néocolonialisme et à l'hégémonisme des Etats-Unis.

Un autre pays a encore plus de mérite que nous, Porto Rico, qui est une colonie yankee depuis cent ans et dont on n'a pu détruire la langue ni la culture. C'est admirable ! (Applaudissements.)

De nos jours, l'impérialisme possède évidemment des moyens bien plus puissants pour détruire des cultures, et pour en implanter, et pour les homogénéiser. Bien plus puissants. Peut-être même exerce-t-il en dix ans plus d'influence que ces cent dernières années. En tout cas, cet exemple dont j'ai parlé donne une idée de la capacité de résistance des peuples et de la valeur de la culture. On les a privés de toute souveraineté et ils ont pourtant résisté.

Même si l'on peut citer des exemples de culture ou de préservation d'un certain niveau de culture sans souveraineté, ce qui est inconcevable ou inimaginable dans le monde d'aujourd'hui face à l'avenir, c'est une souveraineté sans culture.

Hier, tandis que vous-mêmes, délégués au Congrès, et les ministres et les dirigeants gouvernementaux de la culture en Amérique ibérique, discutiez ici, il se déroulait là-bas, aux Nations unies, une bataille colossale pour la souveraineté, qui était en même temps, pourrait-on dire, une bataille colossale pour la culture. Oui, parce que les moyens dont disposent ceux qui dominent le monde économiquement et presque politiquement sont bien plus puissants que jamais.

Cette bataille colossale se livrait au Conseil de sécurité, autour d'un projet de résolution portant sur la guerre déclenchée contre la Yougoslavie, fondamentalement contre la Serbie. Une bataille historique, de mon point de vue, parce que l'impérialisme et ses alliés - ou, pour être plus exact : l'impérialisme et ceux qui le soutiennent, même contre leurs propres intérêts - livrent une lutte colossale contre le principe de la souveraineté, une offensive impressionnante.

Ça se voyait venir. Après que le camp socialiste s'est effondré, que l'URSS s'est désintégrée, et qu'il n'est plus resté qu'une seule superpuissance, on constatait que celle-ci, dont les origines sont bien connues, et dont les principes et les méthodes diaboliques sont on ne peut mieux connus, ne renoncerait pas à utiliser son gigantesque pouvoir pour imposer ses normes et ses intérêts au monde, d'abord par des moyens larvés, ensuite par des moyens toujours plus crus.

Nous sommes maintenant témoins d'un impérialisme qui exerce tout son pouvoir et toute sa force pour balayer tout ce qui lui fait obstacle sur le chemin. Entre autres, la culture qui est un terrible obstacle. Malheureusement, il domine l'immense majorité des réseaux de communication mondiaux, au point d'en posséder 60 p. 100, les chaînes de télévision les plus puissantes, sans rivales, et pratiquement le monopole des films passés dans le monde.

La France, qui livre une bataille presque héroïque pour préserver le plus possible sa culture face à l'invasion culturelle nord-américaine, est le seul pays européen, que je sache, où les films nord-américains n'atteignent pas la moitié du total, car dans les autres pays du Vieux Monde, ils représentent plus de 50 p. 100, ou 60, ou 65, ou 70, et même jusqu'à 80 p. 100 dans certains. Pour les séries télévisées, ça se monte à 60, 70, 80 ou 90 pour 100, pour une moyenne de 70 p. 100; quant aux cassettes vidéo, 75 p. 100 sont nord-américaines. Vous devez connaître ces chiffres-là. Ramonet en parle. C'est un monopole quasi absolu.

Dans des pays latino-américains importants, 90 p. 100 des films et des séries sont nord-américains, et vous savez tout ce qui en découle. C'est bien peu ce qui arrive d'Europe. Nous constatons une colonisation culturelle nord-américaine totale dans ce domaine.

Nous autres, nous avons un mal fou à trouver des films qui aient une valeur quelconque, une qualité morale et culturelle. Comment éviter des films presque uniquement consacrés à la violence, à la maffia, au sexe ? Comment éviter tant de films aliénants, éviter ce poison qu'ils distillent par le monde ? Et nous avons du mal. Notre télévision, où la publicité n'existe pas, comme je vous le disais, sauf rares exceptions, rencontre bien des difficultés à trouver un film pour le vendredi ou le samedi, si bien que la population est fréquemment critique. Même si on les reproduit. Parce que je dois vous dire en toute franchise que, puisqu'ils nous imposent un blocus, qu'ils nous empêchent toute importation, nous sommes contraints de les reproduire.

Certaines choses sont faciles à reproduire, entre autres les films. Et les gens de notre prestigieux Institut du cinéma se sont spécialisés dans les premières années - et à juste titre, et c'est un mérite historique - dans la copie de films nord-américains, quand il y en avait de bons. Avant, il y avait plus de films nord-américains de bonne qualité, et d'européens aussi. Des films qu'on pouvait voir.

L'esprit commercial s'est introduit à ce point qu'il écrase la culture. Quel pays européen peut dépenser 300 millions de dollars ou plus dans un film ? Quel pays européen peut faire 500 millions de bénéfices et un chiffre d'affaires de 1,2 milliard à propos d'un film ? Ce sont des sociétés qui pressurent tout ce qu'elles peuvent : la vente d'objets à propos d'un film coûteux et bénéficiant d'un battage publicitaire monstre leur rapporte plus d'argent que la distribution même.

D'autant que ces films épongent leurs frais rien que sur le marché nord-américain et produisent ensuite des profits élevés, parce qu'ils se vendent bien meilleur marché en Europe ou n'importe où dans le monde. Qui peut leur faire concurrence ?

N'empêche que ces pays européens, dont certains souffrent un vrai traumatisme culturel et dont d'autres sont relativement indifférents à ce phénomène, qui aspirent par leur unité et leur intégration à promouvoir leurs possibilités économiques, techniques, scientifiques et culturelles pour une question pratiquement de survie - et il ne s'agi pas de tout petits pays, de petites îles, ou de nations très pauvres, sous-développées, avec 200 ou 300 dollars annuels de Produit Intérieur Brut par habitant, mais de pays où celui-ci est de 20 000, 25 000, 30 000, voire 40 000 dollars - n'empêche, donc, que ces pays européens soutiennent la politique impérialiste, soutiennent cette politique consistant à balayer le principes de la souveraineté.

Bien entendu, ils cèdent peu à peu leurs souverainetés nationales dans la mesure où ils s'unissent, où ils ouvrent les frontières, où ils disposent d'institutions communes, où ils pratiquent la libre circulation du capital, des travailleurs, des techniciens, mais uniquement à l'avantage du personnel local. Ceux du Sud doivent arriver sur de petits bateaux et entrer illégalement.

Ces pays-là vont renoncer progressivement à leur monnaie nationale pour adopter en toute logique une monnaie commune. Ce qui n'est pareil qu'adopter une monnaie étrangère régie par le Système fédéral de réserve nord-américain, ce qui revient pratiquement à annexer le pays aux USA.

Qu'en serait-il de nous, ici, qui avons du moins démontré qu'on pouvait résister à un double blocus et à une époque aussi difficile que celle que nous traversons depuis quelques années ? Comment l'aurions-nous pu faire si nous n'avions pas eu notre monnaie à nous ? Que, soit dit en passant, nous avons revalorisée sept fois. Oui, de 1994 - où un dollar vous permettait d'acheter 150 pesos - à fin 1998 - soit presque cinq ans, parce qu'il faut compter 1994 complet - nous l'avons réévaluée de sept fois, si bien qu'un dollar ne vous permet plus maintenant d'acquérir que 20 pesos. Aucun pays n'a fait une chose pareille, je peux vous l'assurer. Aucun !

Les formules du Fonds monétaire, toutes les recettes qu'il impose, à quoi conduisent-elles ? Vous le savez pertinemment. À disposer de réserves, parfois énormes, pour protéger la monnaie - fruits d'épargnes, ou fruits de privatisations - qui peuvent malgré tout disparaître en quelques semaines ou en quelques jours, comme nous l'avons vu. Nous autres, nous n'avons pas d'énormes réserves de ce genre et nous n'en avons pas besoin. Les autres les ont et les perdent.

Il n'y a qu'un pays au monde - un seul ! - qui n'a même pas besoin de réserves, parce que c'est lui qui bat la monnaie en circulation partout. Un pays qui, comme je l'ai dit d'autres fois, a d'abord converti l'or en papier du jour où il a suspendu unilatéralement la libre conversion de ses billets en or de ses réserves - des billets que tout le monde acceptait justement parce qu'ils avaient un équivalent en or - puis qui a converti le papier en or, précisément ce miracle auquel aspiraient les alchimistes du moyen-âge. Bref, ils impriment un papier qui circule comme si c'était de l'or. Je simplifie le phénomène, bien entendu, parce que le procédé est plus compliqué, qu'ils utilisent aussi les bons du trésor, recourent à différents mécanismes...

N'empêche que l'essence de la question, c'est qu'ils peuvent se payer ce luxe-là, parce que ce sont eux qui battent la monnaie en circulation dans le monde, qui impriment les billets des réserves bancaires de tous les pays du monde. Ils battent monnaie, achètent, et les autres gardent le papier - pas tout, bien entendu, mais une bonne partie en tout cas. Ce sont donc eux qui impriment la monnaie de réserve du monde. C'est là une des raisons de la naissance de l'euro, une tentative de l'Europe de survivre face à ce privilège et, mettons, à ce pouvoir monétaire, afin que n'importe quel spéculateur ne fasse pas à un pays européen le coup qu'on a fait au Royaume-Uni, à la France, à l'Espagne et à d'autres dont la monnaie a été dévaluée et qui ont été victimes d'énormes opérations spéculatives. Quand un certain nombre de ces loups, de ces milliardaires nord-américains se réunissent, aucun pays ne résiste à leurs assauts spéculatifs.

La livre sterling, encore tout récemment la reine des monnaies, a été mise à genoux en quelques jours. Ça peut vous donner une idée de ce que je veux dire. Et le seul pays protégé, cela va sans dire, ce sont les Etats-Unis. Et voilà pourquoi certains, désespérés par les dévaluations, les crises, les catastrophes et les fuites de capitaux incessantes, en arrivent jusqu'à l'idée de supprimer la monnaie nationale et d'adopter le dollar à la place, géré par la Réserve fédérale des Etats-Unis.

Si nous avions un système pareil, par exemple, si notre monnaie était le dollar, alors que nous sommes soumis à un blocus, que nous ne pouvons pas acquérir de dollars et que nous devions acheter leurs produits à nos paysans en dollars - un poulet, un oeuf, un mangue ou cent mangues - pourrions-nous survivre? Nous nous rendons compte, dans les conditions par lesquelles nous avons dû passer et après tout ce que nous avons appris, que si nous n'avions pas eu notre modestissime peso - que nous avons réévalué sept fois, comme je l'ai dit - nous aurions dû fermer pratiquement toutes les écoles, et tous les hôpitaux. Et pourtant, nous n'en avons pas fermé un seul. Au contraire, pendant cette Période spéciale, nous avons renforcé le corps médical, notamment les médecins qui travaillent dans la communauté, mais aussi ceux qui exercent dans les hôpitaux, d'environ 30 000 nouveaux médecins, malgré nos graves difficultés économiques, notre carence de ressources, voire bien souvent de médicaments, même si nous disposons des médicaments essentiels.

Le journal du jour informe que la mortalité infantile d'enfants de moins d'un an dans la province centrale du pays, Villa Clara - pas dans la capitale - est pour l'instant de 3,9 pour mille naissances vivantes. Pensez un peu que Washington, la capitale des Etats-Unis, doit enregistrer un taux de mortalité infantile quatre ou cinq fois plus élevé que celui de la province de Villa Clara. Le Bronx, un quartier de New York, enregistre une mortalité de 20 pour 1 000, et certains endroits des Etats-Unis, de 30 pour 1 000.

Notre moyenne nationale de mortalité infantile est inférieure à celle des Etats-Unis d'au moins deux ou trois points. La leur doit être de 10 ou 11, et la nôtre a été de 7,1 l'an dernier, et nous avons l'espoir de descendre en-dessous de 7 cette année-ci.

C'est grâce aux efforts que nous avons consentis que nous n'avons pas fermé une seule crèche. A quoi bon en parler ? Pendant cette Période spéciale, nous n'avons pas fermé une seule consultation médicale; au contraire, nous en avons ouvert des milliers de plus. Et si nous avons pu le faire, c'est bien entendu parce qu'il y a une Révolution, un peuple uni, un esprit de sacrifice, une culture politique assez généralisée. Quand on parle de culture, en effet, on ne saurait oublier la culture politique, un secteur dont nous avons beaucoup besoin et qui fait tant défaut dans le monde. N'allez pas croire qu'un Nord-Américain moyen ait une culture politique, ou qu'il en ait plus qu'un Cubain ou qu'un Européen. Les Européens ont en règle générale plus de culture politique que les Nord-Américains, j'en conviens, mais moins que les Cubains, ça c'est sûr. On peut même faire un concours sur les connaissances politiques moyennes d'un Européen et d'un Cubain, entre des gens qui ne vivent pas aliénés par des tas de choses et des gens qui le sont, malheureusement.

La nécessité et la pauvreté aident parfois à développer plus la culture politique dans nos pays latino-américains que dans ces pays très riches qui ne souffrent pas les calamités que nous souffrons nous autres. Tenez, quand des milliers d'enseignants latino-américains se réunissent en congrès à Cuba, ils n'arrêtent pas de parler des horreurs du néolibéralisme qui rogne sur leurs budgets; et les médecins, aussi, et les étudiants, pareil, et n'importe quelle profession... Ces gens-là voient ces horreurs jour après jour et prennent conscience. Bien entendu, certaines horreurs d'Amérique latine, il y a belle lurette qu'on ne les voie plus en Europe, où vous touchez des allocations de chômage qui vous permettent même, selon ce que racontent certains, de partir en vacances quinze jours à l'étranger, et plus d'une fois.

On souffre bien plus là où il n'existe rien de tout ça, et c'est là un terrain fertile pour acquérir une culture politique. Dans notre cas à nous, en plus, le pays a accumulé une grande expérience, du fait des batailles très difficiles que nous livrons contre les agressions impériales, des difficultés très grandes. Et les difficultés créent les combattants.

En tout cas, rien de ce que je vous raconte ne pourrait se faire si nous n'avions pas une monnaie nationale qui nous aide à redistribuer la richesse et si nous n'avions pas de nombreux services. Bien entendu, si vous vous en tenez à la formule trompeuse de la parité officieuse peso-dollar, de 20 à 1, des bureaux de change, vous direz : un salaire de 300 pesos équivaut à 15 dollars. Faux. Parce que nous ne sommes pas à New York. Si vous y étiez, vous devriez ajouter de 1 000 à 1 500 dollars mensuels pour le loyer, 500 autres pour le médecin - soit déjà un total de 2 000 - de 500 à 1 000 ou plus pour l'enseignement - selon le niveau, car certaines inscriptions universitaires coûtent jusqu'à 30 000 dollars par an - et encore 750 dollars pour l'enseignement - qui est ici gratuit. Autrement dit, tous ces frais se montent à quelque 2 750 dollars. Si vous ajoutez les fameux 15, cela donne 2 765 dollars. Voilà ce que sont devenus vos 300 pesos. Vous voyez comment ce genre de calcul est trompeur...

Sachez aussi que tous les enfants cubains jusqu'à sept ans reçoivent un litre de lait qui coûte 25 centimes de peso. Votre famille aux fameux 15 dollars dépense donc 1,3 centime de dollar pour un litre de lait. Et il en est de même pour d'autres aliments essentiels. Il ne sont pas suffisants, malheureusement, mais une quantité donnée d'aliments se vendent, mesurés en dollars, à des prix dérisoires.

Vous pouvez assister à un match de base-ball important pour seulement 50 centavos ou un peso au maximum. Si vous allez à Baltimore, là où s'est jouée la rencontre entre notre équipe et celle de la ville, chacun des 45 000 spectateurs a dû payer entre dix et trente-cinq dollars. Pour voir cent matchs, un Cubain paiera cent pesos; un Nord-Américain, 3 500 dollars. Et cela se passe pour bien d'autres activités et services. Mais tout ceci ne pourrait se faire, dans un système qui possède ces caractéristiques-là, sans une monnaie nationale.

Ma longue digression avait à voir avec ce qui signifie une monnaie nationale et avec les choses délirantes qui viennent à l'esprit de ceux qui veulent la supprimer.

Ceux qui parlent de souveraineté là-bas en Europe ne peuvent en avoir le même concept que nous. Eux, ils sont en train de s'unir et de céder bien des attributs de l'Etat national à un Etat supranational, à une communauté supranationale. Dans d'autres parties du monde, les autres pays doivent le faire, et nous, les Latino-Américains, aussi. Sinon, nous n'avancerions pas de trois mètres. Mieux, nous reculerions toujours plus de mètres chaque année si nous ne nous intégrions pas. Il ne faut pas le prêcher, il faut prendre conscience, transmettre une idée qui coule de source quand on voit ce qu'il se passe dans le monde.

De fait, certains veulent nous intégrer. Un voisin très puissant, tout proche, qui veut nous intégrer à lui. Pour tirer parti, bien entendu, des ressources naturelles et de la main-d'oeuvre bon marché de centaines de millions de Latino-Américains produisant des jeans, des chaussures, des pulls, des choses manuelles qui exigent une grande force de travail, tandis que lui, là-bas, pour ses industries de pointe, comme on les appelle, il pratiquerait le vol de cerveau permanent. Il parle à présent d'embaucher deux cent mille travailleurs étrangers de haute qualification, de préférence latino-américains, pour ses industries électroniques. Ce personnel hautement qualifié que vous formez dans vos universités, ceux qui ont le plus de talent scientifique, il les récupère. Ceux-là, oui, il leur délivre des visas, ils n'ont pas besoin d'être ce qu'on appelle des «dos mouillés», d'immigrer clandestinement.

S'il y a un bon artiste, un excellent artiste de ceux qui peuvent être exploités commercialement, ces gens-là le récupèrent. Un grand écrivain comme García Márquez, ils ne peuvent pas, parce que c'est lui qui risque de les récupérer (applaudissements), ou du moins une partie importante des billets qu'ils impriment du fait de la valeur élevée de ses oeuvres. Un bon écrivain peut travailler dans son pays, il n'a pas besoin d'émigrer. Mais c'est différent dans bien des branches de l'art et ils récupèrent alors beaucoup des meilleurs talents. Pas tous, bien entendu. Un Guayasamín, vous ne pouviez l'acheter même avec tout l'argent qu'imprime la Réserve fédérale ! Il y a des hommes qui ne peuvent pas être séduits par aucun argent. Des hommes et des femmes. Je préfère ajouter ces deux mots de plus, pour qu'on ne m'accuse pas de discrimination. Et vous les connaissez ! A quoi bon citer des noms ? Mais le fait est qu'il y a des hommes et des femmes qui valent plus que tout l'or du monde.

Ces choses que je vous explique, ces réalités-là aident à comprendre ces phénomènes de souveraineté, aident à comprendre cette bataille. Il y a tant de mensonges, tant de démagogie, tant de confusion et tant de méthodes inventées pour les divulguer qu'il faut faire constamment un gros effort d'éclaircissement. Si on ne comprend pas certaines choses, on ne peut comprendre les autres.

On parle de fuite de capitaux, de capitaux volatils, par exemple les prêts à court terme, comme si ceux-ci étaient les seuls capitaux volatils. Ces capitaux volatils s'en vont d'un seul coup de n'importe quel pays latino-américain. Oui, mais, en plus des capitaux volatils, c'est tout l'argent épargné par les épargnants du pays qui s'en vont aussi. Parce que, à peine les spéculateurs emportent-ils leurs capitaux par peur d'une dévaluation ou de quelque chose de ce genre que les autres se précipitent dans les banques, changent leur argent en monnaie nord-américaine et l'expédient aux Etats-Unis où ils touchent un plus ou moins gros taux d'intérêt selon la situation. Mais tout l'argent latino-américain et caribéen est du capital instable, comprenons-le bien ! Pas seulement les prêts à court terme assorti d'un taux d'intérêt élevé que leurs détenteurs emportent à toute allure face à la moindre situation de risque. Notre argent est devenu instable. Sauf le cubain, parce qu'il n'y a pas moyen de volatiliser le nôtre. Ah, s'ils veulent l'emporter, parfait, comme ça l'argent en circulation diminuera et la valeur du peso augmentera.

Les Européens s'unissent maintenant pour faire concurrence à leur concurrent. Ils parlent de partenariat, et l'autre ne veut être partenaire de personne. En tout état de cause, notre voisin veut être un partenaire privilégié. Il passe son temps à adopter des mesures contre l'Europe : il lui interdit d'exporter du fromage pour telle ou telle raison, ou tels autres produits de la viande à cause de l'utilisation d'ingrédients déterminés. Il n'arrête pas d'inventer. Tenez, à la suite d'une résolution sur la banane de l'Organisation mondiale du commerce, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle soit impartiale, il vient juste de punir l'Europe dans ses exportations pour un total d'environ 500 millions de dollars, si je ne me trompe pas. Il prend des mesures tous les jours, ou il menace de les prendre. Cette arme-là, il n'arrête pas de la brandir. Vrai, quiconque pense un tout petit peu se rend compte que l'Europe va devoir rivaliser très dur avec notre voisin !

Nous nous réjouissons même de ce sommet caribéen et latino-américain avec l'Union européenne dont j'ai parlé avant. C'est bon, c'est utile. Je pense que c'est utile pour l'Europe, que c'est utile pour les Caraïbes et que c'est utile pour l'Amérique latine. Et pourvu que l'euro se renforce, car il a chuté un peu et souffre les conséquences de la guerre aventurière - et génocide, pour lui donner son vrai nom, en plus d'aventurière.

Il nous convient qu'il existe une autre monnaie de réserve, qu'il y en ait deux, et non une seule, dans le monde. Si seulement il y en avait trois ! Cela nous convient qu'il existe plus d'une monnaie forte et stable.

J'espère qu'indépendamment de tant de folies historiques que nous avons commises, nous ne finirons pas par adopter le dollar comme monnaie de circulation sur ce continent, uniquement administré depuis la Réserve fédérale des Etats-Unis. Car eux, ils n'accepteront en son sein aucun représentant latino-américain. S'ils acceptaient un représentant de chaque pays latino-américain dans leur Réserve fédérale, même nous, nous leur en enverrions un, s'ils nous le permettaient.

C'est de l'utopie, bien entendu. Ils ne vont en accepter aucun, même pas des pays les plus riches, les plus développés, aux plus gros Produits intérieurs bruts. Même pas le Brésil, ou l'Argentine ou le Mexique, pour ne mentionner que les plus grands pays frères d'Amérique latine. Ils n'accepteront jamais un représentant dans leur système de réserve. La destinée des Caraïbes et de l'Amérique latine est dangereuse, mais elle n'est pas perdue, tant s'en faut. On peut lutter.

Le concept de souveraineté - comprenez-le bien, camarades européens - ne peut être le concept qu'a défendu hier un représentant européen au Conseil de sécurité, pour la première fois d'une manière ouverte et éhontée depuis qu'on débat des idées et qu'on développe des doctrines contre la souveraineté. L'Europe est en général assez engagée dans cette doctrine antisouveraineté impulsée par l'impérialisme de la superpuissance.

On s'explique dès lors qu'un ambassadeur d'un pays européen y ait parlé comme jamais on n'avait parlé aux Nations unies, taxant d'anachroniques la Charte des Nations unies et les principes de la souveraineté et de la non-intervention, alors que ce sont deux principes fondamentaux du droit international. Et ceux qui s'expriment ainsi ont pratiquement renoncé à la souveraineté et ne vont exercer dans un avenir toujours plus proche qu'une autonomie nationale au sein d'un Etat supranational doté d'un parlement supranational et d'un pouvoir exécutif supranational.

Oubliant ceux qui sont morts et les millions de personnes qui ont souffert et qui en garderont les traces toute la vie, les gouvernements européens viennent même de créer une espèce de ministre européen des Affaires étrangères pour récompenser les glorieux exploits militaires d'un personnage qui se prend vraiment pour ce qu'il n'est pas et qui agit comme ce qu'il est. Je veux dire le grand maréchal et secrétaire général de l'OTAN. Ah !, vous ne savez pas qui c'est ? Vous n'en avez jamais entendu parler ? Il a été ministre de la Culture dans un pays européen. Oui, Javier Solana. Vous ne saviez pas qu'il avait été ministre de la Culture ? Quand je l'ai connu - à un sommet ibéro-américain qui s'est tenu en Espagne - on l'a envoyé m'accueillir à l'aéroport et j'ai eu avec lui quelques minutes de conversation protocolaire. À l'époque, c'était un ministre pacifique qui portait des pancartes et qui participait activement aux manifestations anti-OTAN. Et, pourtant, il est maintenant secrétaire général de l'OTAN, maréchal - parce qu'il doit être au moins maréchal pour donner des ordres aux généraux nord-américains - et on va le convertir en une espèce de ministre européen des Affaires étrangères.

La presse demande à certains de nos compagnons : vous n'êtes pas inquiets qu'on l'ait nommé ministre européen des Affaires étrangères ? En fait, nous ne nous inquiétons de rien par coutume et nous ne changeons pas nos principes par intérêt ou convenance. Mais nous pourrions répondre que nous le préférerions comme ministre des Affaires étrangères que comme maréchal de l'OTAN. Je ne sais pas de quel pouvoir il disposera comme ministre, mais je connais très bien celui qu'il a prétendument comme secrétaire général de l'OTAN.

Nous avons conservé toutes les déclarations qu'il a faites, d'avant la guerre et pendant, et je connais peu de personnages aussi accrochés à la doctrine de la violence, au style si menaçant, au langage si impitoyable et si dur. Oui, il a assurément une très grande responsabilité, et il l'a assumée quand il a donné l'ordre formel au général Clark, chef des forces militaires de l'OTAN en Europe, de commencer les bombardements à telle heure et à tel endroit, après que les pays de l'Alliance lui ont donné la faculté de déclencher la guerre quand il estimerait que les procédures diplomatiques seraient épuisées. A titre de secrétaire général, c'est lui qui a émis les ordres, et qui n'a cessé de faire des déclarations pendant les plus de soixante-dix jours qu'ont duré les bombardements brutaux, des déclarations toutes menaçantes, toutes arrogantes, toutes abusives, presque toutes cyniques. Et après la réunion d'hier au Conseil de sécurité, le dernier de ses prétendus ordres : la cessation des bombardements. Tout ça dans le cadre d'un grand théâtre.

Qu'ils sont obéissants, ces généraux nord-américains ! Un modèle de discipline sans précédent dans l'histoire ! Ils attaquent sur-le-champ et ils cessent sur-le-champ les attaques parce qu’un illustre ancien ministre de la Culture leur en a donné l’ordre !

Les pays de l’Union européenne peuvent-ils avoir le même concept de la souveraineté que le Mexique, que Cuba, que la République dominicaine, que n’importe quelle petite île caribéenne, ou qu’un pays centraméricain, ou que le Venezuela, la Colombie, l’Equateur, le Pérou, le Brésil, l’Argentine, ou qu’un pays du Sud-Est asiatique, que l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines ? Peuvent-ils avoir le même concept que l'immense majorité des pays du monde qui sont désintégrés ?

Quand nous serons tous intégrés dans une Amérique et des Caraïbes unies, alors notre concept de la souveraineté sera différent. Nous devrons renoncer à bien de ces principes pour respecter les lois et les administrations ou les décisions d'un Etat supranational.

Bien mieux : un marxiste ne peut jamais être un chauvin borné. Il peut être un patriote, ce qui n'est pas la même chose, éprouver de l'amour pour sa patrie, ce qui n'est pas la même chose.

Des hommes ont rêvé, depuis bien longtemps, d'une Amérique latine unie : Bolívar, voilà presque deux cents ans; Martí, voilà cent ans. Quand Bolívar a proclamé ses rêves, l'Amérique latine n'était pas encore constituée de pays indépendants.

Le premier pays à obtenir son indépendance, après les Etats-Unis, a été Haïti. Qui a soutenu matériellement Bolívar dans sa lutte pour l'indépendance latino-américaine et qui l'a même aidé, par ses idées et ses échanges, à prendre conscience du devoir inéluctable d'abolir l'esclavage, ce qui n'était pas arrivé lors du premier mouvement indépendantiste victorieux au Venezuela.

Aux Etats-Unis, vous le savez, ce n'est que quatre-vingt-dix ans après la lutte pour l'indépendance et la proclamation de celle-ci en 1776, et au terme d'une guerre sanglante, que l'abolition a été déclarée formellement, avec la seule différence que les esclaves ont bien commencé à se retrouver dans une situation pire, parce que, comme ils n'étaient plus la propriété du maître ni son capital, celui-ci ne perdait pas un sou s'ils mouraient. Avant, quand un esclave mourait, le maître perdait ce que lui avait coûté son achat durant les fameuses ventes aux enchères. Après l'abolition, comme cela s'est passé ici et partout, les esclaves vivaient dans une situation pire.

L'esclavage comme système a disparu en Amérique latine bien plus tôt qu'aux Etats-Unis. Des hommes ont rêvé de ces choses-là. Des hommes qui, pour créer une grande république unie et forte, ont rêvé que chacun de nos pays actuels, sans renoncer à leurs sentiments nationaux, cède ses prérogatives ou ses aspirations à l'indépendance individuelle.

Il n'existait même pas d'Etats indépendants quand Bolívar rêvait d'une Amérique latine unie en un Etat grand et puissant, à partir de nos similitudes - plus qu'aucun autre groupe de pays au monde - de langue en premier lieu, d'ethnies d'origine semblable, de croyances religieuses et de culture générale.

La religion fait aussi partie de la culture. Quand je réfléchis sur ce phénomène de l'invasion en Amérique latine de sectes fondamentalistes - avec des idées qui sont nées durant la guerre froide - je me demande : pourquoi cette invasion fondamentaliste qui cherche à nous diviser en mille morceaux ? Des centaines, et même des milliers de sectes religieuses en rien oecuméniques, à la différence des religions chrétiennes traditionnelles qui ont un esprit toujours plus oecuménique.

Quand j'étais élève, elles n'avaient rien d'oecuménique. Quand j'ai accueilli le Pape lors de sa visite ici, j'ai fait l'éloge de l'esprit oecuménique actuel de son Eglise. Et j'ai rappelé que c'était pas comme ça quand j'étais à l'école, parce que j'ai fait toutes mes études, le primaire et le secondaire, dans des écoles catholiques. Interne, en plus, sauf quelques petites périodes où j'ai été externe. Bien des choses ont changé depuis dans les relations entre les Eglises traditionnelles.

Alors je me demande : pourquoi veut-on nous atomiser avec cette invasion de milliers de sectes anti-unitaires ? Je comprends mieux que les croyances religieuses communes constituent un élément de culture, d'identification et d'intégration important en Amérique latine. Il ne s'agit pas de constituer une seule Eglise, loin de là, mais de faire des Eglises unitaires, des Eglises oecuméniques. Ces facteurs-là, nous devons les préserver.

Nous, les Latino-Américains, nous avons bien plus de choses en commun que les Européens. Eux, jusqu'à encore tout récemment, ils se sont fait la guerre, pendant des siècles. Il y en a même une qu'on a baptisée la guerre de Cent Ans ! Des guerres de toute sorte : religieuses, nationales, ethniques. Ceux qui connaissent un peu d'histoire le savent pertinemment.

Les Européens ont dépassé tout ça, parce qu'ils ont pris conscience de la nécessité de l'unité. Les Européens - il faut le dire - leurs hommes politiques en général, ont pris conscience de la nécessité d'union et d'intégration, et ça fait une cinquantaine d'années qu'ils travaillent dans cette direction. Nous, c'est à peine si nous avons commencé.

La Charte des Nations unies et les principes de la souveraineté sont absolument indispensables et vitaux pour l'immense majorité des peuples du monde, notamment pour les plus petits et les plus faibles, qui ne sont encore intégrés dans aucun groupement supranational fort à cette étape actuelle du développement politique, économique et social extraordinairement inégal de la communauté humaine. Les Etats-Unis, qui sont le capitaine et le chef des doctrines avancées au sein de l'OTAN, veulent balayer les souverainetés nationales jusque dans leurs fondations, tout simplement pour pouvoir s'emparer des marchés et des ressources naturelles des pays du tiers monde, et même de ceux de l'ancienne Union soviétique, comme l'Azerbaïdjan, l'Ouzbékistan, le Turkménistan et d'autres, alors qu'ils sont déjà presque les maîtres des grandes réserves pétrolifères de la mer Caspienne, et de pouvoir jouer à exercer le rôle d'un nouvel super-empire romain de caractère mondial qui durera bien entendu beaucoup moins longtemps que le premier, en proportion inverse à l'ampleur de ses ambitions, de sa sottise et de la résistance universelle à laquelle il va se heurter.

Mais les USA se préparent à développer, à consolider et à exercer l'empire sans limites. Certains observateurs et écrivains nord-américains, du groupe de Ramonet, et lui aussi, dénoncent l'invasion culturelle, la domination quasi totale des médias et le monopole culturel que les Etats-Unis s'efforcent d'imposer au monde, en démontrant comment les théoriciens les plus fervents de l'empire considèrent la culture comme l'arme nucléaire du XXIe siècle. Mais ce n'est pas la peine de tant se documenter pour le croire : cela se voit clairement dans tout ce qu'ils font et dans la manière dont ils le font.

Les prétextes de l'empire ? Eh bien, des raisons humanitaires, les droits de l'homme, par exemple, au nom de quoi il faut liquider les souverainetés, ou alors des conflits internes qu'il faut régler à coups de missiles et de bombes «intelligentes».

Et voyez un peu qui le propose ! Parce qu'il suffit de se rappeler ce qui s'est passé dans notre sous-continent ces dernières décennies... Qui a été le père de tous les coups d'Etat ? Qui a entraîné tous les tortionnaires aux techniques les plus perfectionnées ? Qui a été responsable du fait que plus de cent mille personnes aient disparu, et environ cent cinquante mille au total aient été tuées dans des pays relativement petits ? Ou que des dizaines de milliers d'hommes et de femmes aient connu le même sort dans d'autres nations ? Et je ne parle dans ces dernières que des personnes qui ont disparu au bout de terribles tortures. Qui a formé leurs sinistres auteurs ? Qui les a armés ? Qui les a soutenus ? Alors, comment ces gens-là vont-ils maintenant nous raconter cette histoire qu'il faut liquider la souveraineté nationale au nom des droits de l'homme ?

Voilà quelques années, ils ont tué quatre millions de Vietnamiens, en lançant des millions de tonnes d'explosifs sur un pays qui était à quinze ou vingt mille kilomètres de distance, en bombardant avec rage je ne sais combien de temps. Oui, quatre millions de morts, sans compter les invalides permanents. Et c'est ces gens-là qui demandent de liquider la souveraineté au nom des droits de l'homme !

Qui a armé, par exemple, l'UNITA qui, depuis vingt ans, rase des villages entiers en Angola et a tué des centaines de milliers de personnes ? Nous le savons très bien, nous, parce que nous y sommes restés longtemps à soutenir le peuple angolais face à l'agression des racistes sud-africains. L'UNITA continue de tuer , et leur leader préféré possède des centaines de millions de dollars à la banque - je ne sais qui les lui aura blanchis - dont une partie lui sert à acheter des armes, au grand plaisir des fabricants. Il contrôle des zones très riches en diamants. Il possède une fortune personnelle de plusieurs centaines de millions de dollars.

Et ainsi à l'avenant. Il n'y a pas un seul gouvernement répressif en ce monde que les Etats-Unis n'aient soutenu. Le régime de l'apartheid, comment a-t-il pu obtenir sept armes nucléaires ? En tout cas, il les avait quand nous autres nous étions là-bas, à la frontière namibienne. Et le service des renseignements des Etats-Unis, ce Monsieur je-sais-tout, ne le savait. Alors, comme ça, il ne le savait pas ! Et comment ces armes sont-elles donc arrivées là ? C'est là une des questions qu'on pourrait poser, et un des points dont on saura tout un jour, quand certains documents seront rendus publics, parce qu'on finit par toujours tout savoir.

On pourrait même demander où se trouvent maintenant ces sept armes nucléaires. Les fabricants ont affirmé les avoir détruites, c'est tout ce qu'ont dit ceux de l'apartheid. Les dirigeants de l'ANC ne le savent pas. Personne n'a encore répondu à cette question. Et ce n'est pas la seule.

Mobubu, qui l'a soutenu ? Les Etats-Unis et l'Europe. Où se trouvent les milliards que Mobutu a emportés du Congo ? Dans quelle banque sont-ils conservés ? Qui donc l'a protégé et qui donc a protégé ou hérité son immense fortune ?

Et je pourrais continuer de citer de nombreux exemples. Par exemple, qui a soutenu les agressions contre les pays arabes? Les Etats-Unis.

Je ne suis absolument pas antisémite, tant s'en faut, mais je critique vertement les guerres déclenchées contre les pays arabes, les expulsions massives, la diaspora de Palestiniens et d'autres Arabes. Qui a appuyé ces guerres ? Et il y a bien d'autres guerres ouvertes ou larvées, bien d'autres faits similaires que je ne vais pas mentionner, mais qu'ont fait et continuent de faire ceux qui veulent liquider le principe de la souveraineté pour des motifs humanitaires. Bien entendu, ce n'est là qu'un simple prétexte. A ce sujet, ils mentionnent beaucoup ce qui se passe en Afrique.

Les Africains eux-mêmes s'efforcent de régler les problèmes de la paix sur leur continent, à juste titre; ils tentent de s'unir, parce qu'ils possèdent un sentiment d'unité fort et qu'ils disposent de groupements régionaux. Oui, ils tentent de chercher un règlement des conflits. Oui, mais qui donc a occupé et exploité l'Afrique des siècles durant ? Qui l'a maintenue dans la pauvreté et le sous-développement ? Qui a fixé ces frontières qui coupent en deux des ethnies complètes, une partie d'un côté et l'autre de l'autre ?

Faisant preuve d'une très grande sagesse, les Africains, une fois devenus des Etats indépendants, ont posé le principe de l'intangibilité des frontières héritées du colonialisme comme quelque chose de sacré, parce que, sinon, cela aurait déclenché une quantité énorme de conflits.

Ce sont les puissances coloniales qui ont créé tous ces problèmes, qui sont responsables de cette exploitation séculaire, du retard, de la pauvreté. Ou alors va-t-on chercher une explication raciste à la pauvreté des peuples africains ? Des civilisations ayant atteint un développement notable existaient pourtant sur ce continent quand du côté de Berlin, de Paris et de bien d'autres endroits de l'illustre Europe, les tribus y erraient encore en hordes ! Plus de mille ans, l'Egypte connaissait une civilisation brillante, et l'Ethiopie, et d'autres endroits d'Afrique. Les Etats-Unis n'apparaissent que vingt siècles après. Alors, quelle est donc la cause de cette pauvreté sinon le système colonialiste, esclavagiste, néocolonialiste, capitaliste et impérialiste qui a régné dans le monde ces siècles derniers ? Pourquoi ces peuples n'ont-ils pas pu bénéficier des fruits de la science et du progrès ? Les seuls coupables en sont ceux qui les ont exploités pendant des siècles.

A un moment donné, ils ont même à moitié colonisé et humilié la Chine. Le Japon, au siècle dernier, ils lui ont ouvert les portes au commerce à coups de canon. L'empire britannique a expédié ses soldats jusqu'à Pékin conquérir un morceau du territoire chinois, en coalition avec d'autres puissances européennes, et même avec les Etats-Unis. La fameuse guerre de l'opium. Oui, on a même eu droit à des guerres et à des invasions pour vendre de l'opium !

Maintenant, c'est tout le contraire : ils veulent organiser des invasions quand on cultive des pavots dans un pays. Ce n'est d'ailleurs pas le pays qui les cultive, mais des gens affamés et bien souvent en proie au désespoir. Vivant dans des nations appauvries. Face à l'énorme marché de drogues existant aux Etats-Unis, un marché qui n'a été créé par aucun pays latino-américain ni par aucun autre pays du monde. Alors, si ces gens-là cultivent le pavot ou la coca, c'est bel et bien pour alimenter la consommation colossale des pays industriels et riches.

Combien consomme-t-on de drogues par habitant aux Etats-Unis et en Europe ? Peut-être bien plus qu'au Brésil, ou qu'en Argentine, ou qu'en Uruguay, ou qu'au Paraguay, ou qu'en Amérique centrale, ou qu'au Mexique, ou même qu'en Colombie. C'est au Nord que se trouve le marché. Le malheur pour ceux de nos pays où les cultures sont apparues, c'est la grande demande aux Etats-Unis. S'il me paraît important de rappeler tous ces antécédents, c'est parce que la doctrine que ces gens-là ont mise au point contre la souveraineté, qu'ils ont concoctée entre eux et entre les autres membres de l'OTAN, et qu'ils ont insinuée peu à peu, au compte goutte, c'est pratiquement hier qu'ils ont tenté de la promouvoir en public pour la première fois.

On nous parle de menaces mondiales qui pourraient justifier pleinement une intervention. Citons-en quatre : la drogue; le terrorisme, la possession d'armes de destruction massive... Eux, oui, ils peuvent posséder toutes les armes de destruction massive qu'il leur chante, des milliers d'armes nucléaires, comme les Etats-Unis, et des missiles qui peuvent faire mouche avec précision dans n'importe quelle partie du monde, posséder toute une série de laboratoires pour la mise au point d'armes biologiques - ils en ont utilisé contre nous, soit dit en passant - et des armes de toute sorte. Ils ont souscrit des accords, les uns et les autres, pour éliminer les armes chimiques et les armes biologiques, mais ils continuent d'en mettre au point d'autres qui sont même encore plus meurtrières. Ainsi, selon cette nouvelle doctrine, un pays du tiers monde qui posséderait une arme nucléaire pourrait faire l'objet d'une attaque aérienne fulminante ou d'une invasion. Et eux, alors, qui possèdent tant d'armes nucléaires ? Il s'agit là de guerres, préventives ou punitives, pour préserver le monopole des armes atomiques et d'autres types d'armes de destruction massive qu'on aurait bien du mal à qualifier d'humanitaires !

Quatrième menace mondiale : les violations massives des droits de l'homme.

Or, à ce jour, que je sache, le grand promoteur, le grand parrain, le grand père éducateur et tuteur de ceux qui ont violé massivement les droits de l'homme, ce sont les Etats-Unis ! Les auteurs de destructions massives de l'infrastructure et de l'économie d'un pays, comme cela vient d'arriver en Serbie, de génocides à coups de bombe pour priver des millions de personnes de leur moyens de vie et de services vitaux, de guerres génocides comme celle du Viet Nam, ce sont encore eux, que je sache !

Et encore, je ne parle pas de la conquête de plus de la moitié du Mexique, je ne parle pas d'Hiroshima et de Nagasaki, de cette expérimentation terroriste des effets de l'arme nucléaire sur des villes peuplées de centaines de milliers de personnes ! Non, je parle de faits survenus après la seconde guerre mondiale. Quels ont donc été leurs alliés ? Tenez, le régime franquiste, pourquoi a-t-il pu durer en Espagne pratiquement trente ans après la fin d'une guerre mondiale contre le fascisme qui avait duré six longues années et qui avait coûté au moins cinquante millions de vies ? Parce que les Etats-Unis l'ont soutenu pour pouvoir disposer de bases militaires. Qui a soutenu les gouvernements archirépressifs d'un pays comme la Corée ? Eux. Qui a de fait soutenu les massacres massifs d'ethnies - de Chinois, par exemple - ou de communistes, ou de gens de gauche en Indonésie ? Qui a soutenu l'horrible régime de l'apartheid ? Eux encore.

Il n'y a pas un gouvernement sanguinaire, répressif, violateur massif des droits de l'homme, dont ils n'aient été l'allié ou le soutien ! Duvalier, pour citer un exemple tout proche, qui donc l'a soutenu ? Jusqu'au jour où ils sont intervenus en Haïti pour le mettre à la porte, pour des raisons humanitaires...

Vous vous rendez compte ? C'est là toute une philosophie qui vise à balayer la Charte des Nations unies et le principe de la souveraineté nationale. On peut diviser la doctrine en trois catégories d'intervention : les interventions humanitaires par suite de conflits internes; les interventions par suite de menaces mondiales dont j'ai parlé; et les interventions par suite de conflits extérieurs. A quoi s'ajoute la conception yankee fort confuse de la «diplomatie sous l'égide de la force». Ça veut dire, par exemple, que si la Colombie ne peut régler son conflit intérieur, - une bataille difficile, bien évidemment -, si elle ne parvient pas à instaurer la paix, ce à quoi beaucoup travaillent - dont Cuba - eh bien, cela peut être un motif d'intervention ! Si elle ne parvient pas non plus à supprimer les plantations de drogue, elle peut aussi faire l’objet d’une intervention armée.

Je me suis efforcé de réunir des informations précises sur ce qui se passe en matière de drogue en Colombie, de savoir combien d’hectares représentent les plantations, etc. Certains m’ont parlé d’environ 80 000 hectares de coca -rien que de coca- et de presque un million de personnes travaillant à la culture et à la cueillette.

Quand j’ai posé des questions sur le café, on m’a répondu : le hic, c’est que le salaire d’un cueilleur de café peut se monter à dix ou douze dollars, tandis que celui qui travaille dans les plantations de coca, qui désherbe, qui cueille et qui fait d’autres activités de ce genre, gagne cinq ou six fois plus. Que je sache ils n’utilisent pas d’engrais à ce jour, parce qu’on dirait que la plante pousse de manière naturelle, qu’elle se fertilise elle-même en fonction d’un certain régime de pluie ou de climat. Allez savoir si elle n’a pas les qualités du marabou. Le marabou est une plante qui fait beaucoup de tort à l’agriculture ici, un épineux terrible qui se reproduit et s’étend facilement, qui ne sert d’aliment aux animaux bien que ce soit une légumineuse, et que vous n’avez pas besoin de fertiliser, parce qu’elle le fait elle-même en se nourrissant de l'azote à travers les bactéries nodulaires de ses racines. On dirait qu’il se passe un peu la même chose avec la coca.

Vous imaginez un peu la situation d'un pays où un million de personnes de la campagne peuvent gagner avec la coca de cinquante à soixante-dix dollars en une journée de travail, alors que ceux qui travaillent dans d'autres cultures n'en gagnent tout au plus que dix ? Et la cueillette - trois fois par an - consiste à arracher les petites feuilles.

À force de poser et de poser des questions, je suis presque devenu un expert. Dites-moi, expliquez-moi : ce sont toutes de petites plantations ? On me répond : Non, non, il y a des latifundia de centaines d'hectares, et même de milliers d'hectares. Je demande : Combien gagne, par exemple, quelqu'un qui possède un hectare de coca ? C'est celui qui gagne le moins; celui qui prépare la pâte de base gagne plus, et celui qui la raffine, et surtout ceux qui la vendent. Mais avant, des tas de sociétés aériennes, de transports et d'autres services font de gros profits. Quand un cancer pareil s'introduit dans une société, il provoque une vraie tragédie, d'autant que tout ceci multiplie le danger de voir s'étendre la consommation interne.

Nous autres, ici, nous luttons contre. Vous disiez que le tourisme ne doit pas porter atteinte à la culture, faire du tort à l'identité nationale. Il peut tout aussi bien faire du tort à la santé s'il encourage la prostitution, par exemple.

Quand je vous ai parlé du dollar, je vous ai expliqué qu'il circulait dans le pays, que nous avions dû prendre des mesures qui ont rendu sa circulation nécessaire. Mais c'est un dollar qui ne s'enfuie pas et qui ne se volatise pas. C'est autre chose, et ça répond à une étape historique. Et ce dollar qui circule vaut toujours moins, au point que nous ne cherchons même pas tant à en diminuer la valeur qu'à augmenter, dans la mesure des ressources disponibles, les salaires en pesos sans qu'ils perdent leur équivalent actuel avec le dollar.

Que c'est bon de ne pas appartenir au Fonds monétaire international !

Mais le fait est que la circulation du dollar, de pair avec l'entrée et le départ de nombreux visiteurs, peut encourager le commerce et la culture de drogues, ce qui nous oblige à être très vigilants.

J'en reviens à la Colombie. Quelqu'un m'a dit qu'un hectare de coca pouvait fournir des revenus de 4 000 dollars. Je lui demande : Et un hectare de maïs dans ces llanos tropicaux, pluvieux ? Vous savez que les llanos colombiens ne sont pas une zone de maïs, ce que celle-ci se trouve un peu plus au nord, à la hauteur des Etats-Unis, au centre, et à la hauteur de l'Europe, bien que le maïs provienne de ce continent-ci, du Mexique, d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud. En y semant un hectare de maïs sans engrais et sans rien, un paysan peut tirer tout en plus une tonne de maïs. Qui vaut de cent à cent cinquante dollars sur le marché mondial. Et qui est même descendue à quatre-vingt-dix en Argentine et ailleurs. Nous en importons, nous autres, et nous connaissons le prix de chaque céréale.

Je ne parle pas du blé, parce qu'on ne peut le cultiver là. Combien reçoit le paysan qui produit une tonne de maïs et combien touche l'intermédiaire qui l'écoule ensuite sur le marché ? Parce qu'en plus, si vous supprimez les barrières douanières, les céréales produites à l'étranger entrent librement. C'est bien ça que cherchent les Etats-Unis, d'ailleurs, en souscrivant des accords commerciaux avec l'Amérique latine.

Dans ce cas, le Colombien consommera du maïs nord-américain, qui se produit meilleur marché, avec des rendements de six ou sept tonnes, ou plus, grâce à la mécanisation. Les Nord-Américains le produisent meilleur marché que les Français, qui vont devoir s'en méfier parce que, sinon, ils vont se voir envahis. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les questions agricoles deviennent les gros obstacles aux accords de libre-échange.

Les Yankees calculent : «Je vais te concéder quelques avantages industriels le plus tôt possible. Je te donne en échange tant d'années pour que tu réduises peu à peu les tarifs que tu imposes aux céréales que j'exporte et ce, jusqu'à ce que leur entrée soit libre.» On sait très bien ce qu'il va se passer : les pays latino-américains vont se retrouver sans plantations de maïs, et à la merci des cours de l'autre maïs qui va renchérir parce qu'ils n'en auront pas d'autres.

Combien gagnerait notre agriculteur qui cesserait de cultiver son hectare de coca pour en cultiver une de maïs ? Au lieu des 4 000 dollars que lui verserait l'intermédiaire ou quelqu'un de la chaîne d'intermédiaires, il ne gagnerait plus de 60 ou 100 dollars. Quelles sont donc, dans ces cas-là, les possibilités des cultures de substitution ?

Les Nord-Américains ont d'ores et déjà créé une culture de la drogue, ils ont aliéné des millions de personnes avec leur marché vorace, et avec leur blanchiment d'argent, parce que ce sont des banques de ce pays-là qui ont blanchi l'immense majorité des fonds issus de la drogue. Ils n'ont pas seulement été un marché : ils ont aussi été pratiquement des financiers, des blanchisseurs de l'argent de la drogue. Et, en plus, ils ne veulent pas dépenser d'argent pour supprimer vraiment les plantations de coca ou de pavot, alors qu'ils dépensent des milliards dans des mesures de répression.

Théoriquement, il existe une solution. Oui, mais elle coûte des milliards de dollars, qu'il faudrait investir rationnellement. Qu'est-ce qu'on va faire des gens qui vivent massivement de ces plantations ? Les exterminer ? Ils vont envahir ce pays parce qu'il existe une «menace mondiale» et parce qu'ils ne peuvent pas contrôler le problème de la drogue par de simples mesures répressives ? Ce serait de la folie, bien entendu. D'autant que la chaleur qui règne dans les forêts des llanos colombiens vous liquide en un rien de temps des soldats accoutumés à boire du Coca-Cola en pleine mission de combat, de l'eau froide à toute heure et des glaces de la meilleure qualité. On sait bien ce qui s'est passé au Viet Nam, allez... Des soldats qui s'habituent en plus à toutes sortes de luxe et de confort, eh bien, les moustiques et la chaleur les liquident à eux seuls. Et puis, personne ne sait le désastre que ça pourrait provoquer s'ils intervenaient un jour pour en finir avec la drogue. Dans ce cas-là, ce ne serait pas une guerre avec bombardements de B-2 et des choses de ce genre, parce que ce n'est pas avec des bombes au rayon laser, ni avec des missiles intelligents ni avec des avions que vous pouvez combattre les plantations de coca ! Là oui, vous devez y aller par terre, qu'il s'agisse de liquider une force irrégulière dans la jungle que de supprimer des plantations ! Et comme ils vous qualifient la lutte guérillera de terrorisme, d'insurrection et de grands risques, pratiquement d'une menace mondiale, eh bien, le pays se retrouve avec deux motifs qui pourraient servir de prétexte à une intervention : conflit interne et drogue, selon les théories qu'ils s'efforcent d'implanter.

Une invasion ou un bombardement de la Colombie réglerait-il le conflit interne ? L'OTAN pourrait-elle régler ce problème, maintenant qu'elle a établi le droit d'agir hors de ses frontières ? Ils l'ont décidé en principe à leur cinquantième anniversaire. Vous pouvez imaginer combien de cas peuvent servir de prétexte ! Quelqu'un peut-il vraiment croire que c'est là la solution ?

Des enquêtes indiquent que bon nombre de Colombiens, désespérés par la violence et les problèmes du pays, sont partisans de les régler, s'il n'y a pas d'autres solutions, par l'intervention d'une force extérieure. Et c'est un nombre digne d'être pris en considération. Evidemment, il faudrait tenir compte des traditions combatives et patriotiques du peuple colombien. Je suis sûr qu'une folie comme celle qu'on a faite en Serbie serait un désastre dans un pays comme la Colombie. Mais comme ces gens-là sont fous, personne ne peut jouir d'aucune sécurité à partir du jour où la sécurité ne sera plus dans le droit international, dans le respect du principe de la souveraineté, dans la Charte des Nations unies. Et une décision de ce genre peut être prise unilatéralement par une maffia armée jusqu'aux dents, car c'est bien ça que l'OTAN est devenue en fin de compte.

Nous, qui constituons les autres pays, nous n'avons aucune sécurité. Aucune ! Et nous sommes exposés à des folies qui coûtent des millions de vies. Je suis convaincu qu'une invasion de la Colombie, par exemple, si on appliquait cette doctrine, provoquerait des millions de morts. Et c'est pourtant un pays où la violence sévit, où presque 30 000 personnes meurent tous les ans de violence, ce qui le situe bien au-dessus de la moyenne latino-américaine.

Une invasion des troupes de l'OTAN réglerait-elle le problème ? Parce qu'on viendrait nous dire avant, comme Solana, que les voies diplomatiques ou les voies pacifiques ont échoué...

Ce que nous devons faire comme Latino-Américains, c'est tâcher de collaborer avec la Colombie (applaudissements), l'aider à instaurer une paix juste, une paix bénéfique à tous, bien entendu.

Certaines formules sont à mon avis si complexes et si difficiles que j'ai l'idée de les qualifier d'utopiques. Parce qu'il ne s'agit pas d'une seule guerre, mais de trois ou quatre. Il y a d'importantes forces guérilleras poussées par des visées de caractère politique, divisées en deux organisations qui se battent séparément; il y a des forces paramilitaires au service des propriétaires terriens, extrêmement répressives: il y a les forces des cultivateurs de drogue qui tirent par exemple sur les hélicoptères chargés de la fumigation.

Elle est vraiment bien complexe, la situation colombienne. Et si j'en parle, c'est en pensant aux théories dont j'ai parlé et aux conséquences qu'elles peuvent avoir.

Aidons-les ! Ne disons jamais que les voies diplomatiques et pacifiques ont échoué, discutons encore et encore. Un espoir s'est ouvert dans cette situation complexe. Le Venezuela souhaite coopérer; nous autres, nous coopérons dans la mesure de nos possibilités, ainsi que d'autres pays. En tout cas, les problèmes de la Colombie n'ont d'autres solutions que politiques et pacifiques, c'est pour moi absolument clair. Nous, Latino-Américains, aidons la Colombie à les trouver !

Si nous avons un jour une fédération unie d'Etats latino-américains et si nous cédons de nombreux attributs de notre souveraineté, et si l'ordre intérieur devenait la prérogative d'un Etat supranational à nous - et non d'une superpuissance étrangère qui n'a rien à voir avec nous (applaudissements), ou d'une Europe puissante avec laquelle nous souhaitons resserrer des relations d'amitié, de commerce, de science et de développement technique, mais qui n'a absolument rien à voir, elle non plus, avec les problèmes d'ordre intérieur de nos pays - nous serions assurément capables de les régler d'une manière politique, sans bombardements, sans destruction ni épanchement de sang. Nous n'avons pas besoin qu'on le fasse à notre place.

Pourquoi va-t-on démolir les principes des Nations unies ? Alors, je pourrai commencer à citer des exemples. Demander par hasard comment on applique la doctrine de l'OTAN en Russie, au cas où éclaterait un conflit comme celui de la Tchéchénie, ou plusieurs autres, dans la mesure où cet Etat comprend de nombreux groupes ethniques et de nombreuses croyances religieuses, ou alors si éclate un conflit entre les propres Russes slaves, parce que les uns sont communistes et les autres libéraux ou néolibéraux, ou adoptent une position intermédiaire entre ces idées-là ? Alors ? On va envahir la Russie ? On va déclencher une guerre nucléaire ? La Russie était une superpuissance. Avant, il y en avait deux. Aujourd'hui, il reste une superpuissance et une puissance. Quelle est la différence ? Que la puissance peut détruire la superpuissance trois ou quatre fois, et que la superpuissance peut détruire la puissance douze ou quatorze fois ! Autrement dit, plusieurs fois de trop dans les deux cas, parce qu'une seule suffit. Peut-on dès lors appliquer de telles théories ?

De fortes discussions se sont déroulées au Conseil de sécurité, qui a adopté un projet de résolution... Si vous aviez un peu de patience, je pourrais vous dire certaines choses encore plus intéressantes. Mais je veux en finir avec la question des doctrines en cours de développement, et c'est pourquoi j'ai posé la question antérieure.

J'en pose une autre : en cas de conflit en Inde qui peut être frontalier - en ce moment même on parle de duels d'artillerie entre le Pakistan et l'Inde - va-t-on appliquer la doctrine là où il y a plus de cent millions de Pakistanais, d'un côté, et presque un milliard d'Indiens de l'autre, avec de nombreuses ethnies différentes ? Peut-on appliquer cette théorie farfelue dans des pays qui possèdent en plus des armes nucléaires ? Je ne sais combien : cinquante, cent, ou vingt... Mais rien que vingt serait une quantité énorme, car la guerre risque de devenir nucléaire. Combien des gens mourraient si on appliquait cette recette nord-américaine et, inexplicablement, européenne ? C'est de la pure folie ?

Je vais un petit peu plus loin. Et si le conflit éclate en Chine, où il y a tant d'ethnies différentes, qui compte 1,25 milliard d'habitants, et qui possède une expérience militaire extraordinaire, du courage à revendre, de la combativité ? Comme tous les peuples, bien entendu, mais eux, ils ont dû faire face à de nombreuses agressions et difficultés.

Souvenons-nous. Pendant la guerre de Corée, à mesure que les troupes de McArthur approchaient de la frontière chinoise et que certains parlaient d'attaquer de l'autre côté, un million de soldats chinois l'ont franchie et sont arrivés à la ligne de démarcation actuelle. Un million ! Evidemment, le nombre de morts a dû être élevé. Je n'ose pas avancer un chiffre, peut-être deux cent mille. Les Etats-Unis possédaient des bombardiers de toutes sortes, des armes de tout type, et pourtant, ils ne sont pas parvenus à contenir cette masse humaine, et ils ne l'auraient pas pu même avec des armes atomiques.

Comment applique-t-on cette doctrine en Chine, qu'ils ne cessent de harceler par des campagnes sur les droits de l'homme, tout comme nous, d'ailleurs ? Certains problèmes d'une certaine ampleur s'y sont produits, très exploités par la propagande occidentale. Mais calculez un peu la désorientation de ces jeunes qui avaient choisi comme symbole la Statue de la liberté qui se trouve à l'entrée du port de New York ! Ils devaient être très aliénés pour choisir ce qui est devenu le symbole, souillé par l'hypocrisie et la voracité, d'un empire qui asphyxie et outrage partout toute idée de justice et la vraie liberté humaine ! Il est curieux que ça soit arrivé dans un peuple à la culture millénaire et à l'identité bien plus solide que celle de n'importe lequel d'entre nous, plus intégré, plus distant de l'Occident par la langue, par la culture, par les traditions et par bien d'autres choses. Il ne s'agit pas d'un pays comme le nôtre qui possède de nombreux ingrédients des coutumes et de la culture occidentales, mais de ce pays tant de fois humilié, où une extraordinaire révolution sociale a supprimé les famines millénaires et l'a élevé en à peine cinquante ans au prestige dont il jouit et à la place impressionnante qu'il occupe aujourd'hui dans le monde.

Si ça leur chante, les impérialistes et leurs alliés peuvent déclarer comme une violation des droits de l'homme n'importe quel incident survenant dans des régions chinoises qui ont été converties en pommes de la discorde. On cite par exemple le Tibet, de religion bouddhiste, on cite différentes minorités musulmanes qui vivent au nord-ouest. Je suis de près, en lisant les dépêches, le harcèlement constant auquel la Chine est en butte de la part de l'Occident. Qui peut décider par exemple que n'importe quel problème politique interne constitue une violation massive des droits de l'homme. Et qui s'escrime même constamment à en provoquer, poussé par des visées de propagande mesquines et par la tentative stupide de faire à la Chine ce qu'il a fait à l'URSS. Tout simplement, l'Occident a peur de cette grande nation.

Heureusement, les hommes politiques chinois sont sages - ce n'est pas pour rien qu'on parle de la sagesse chinoise - et ne commettent pas facilement des erreurs indignes de dirigeants sérieux et capables. Ils ne vont pas envahir un pays pour s'en emparer. Ils sont en revanche très sourcilleux sur les questions qui relèvent de leur propre compétence. Ils s'en tiennent strictement au principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures d'autres pays. Cela fait des années qu'ils réclament la réintégration de Taiwan au territoire chinois, mais ils sont capables d'attendre cent ans de plus tranquillement. C'est là leur patience millénaire, et ils vous parlent de ce qu'ils se proposent dans cinquante ou cent ans comme s'il s'agissait de demain ou d’après-demain.

N'importe lequel de ces problèmes peut devenir un prétexte pour dépêcher des bombardiers B-2, lancer des missiles de toute sorte, des bombes à rayon laser. Certains des principes de cette doctrine absurde et arrogante pourraient servir de prétexte pour attaquer la Chine. Ce n'est pas insensé ce qu'ils proposent ? Je ne parle plus de la Colombie; je parle de la Chine, je parle de la Russie, ou de l'Inde, ou du conflit entre le Pakistan et l'Inde. Voyons un peu si ceux de l'OTAN et leur maréchal, leur chef, ou leur maréchal secrétaire général, sont vraiment si enthousiastes que ça de régler le conflit du Cachemire par une «intervention humanitaire» ?

Alors, pourquoi cette doctrine ? Pourquoi penser à de telles méthodes ? À qui va-t-on les appliquer ? Uniquement aux pays les plus petits, aux pays qui n'ont pas d'armes atomiques, à tout le reste du monde où ne cessent de surgir des problèmes de ce genre.

Ces recettes-là, bien entendu, dans notre cas...je le dis au cas où quelqu'un penserait que nous sommes préoccupés de ce qui peut nous arriver. Eh bien, sans la moindre fatuité ou vantardise, notre pays, qui a passé des épreuves si difficiles, peut répéter «La Chanson du pirate» :

Et si je péris,

qu'est-ce donc que la vie ?

je l'ai considérée perdue

quand le joug de l'esclave

comme un brave j'ai brisé.

Je me souviens encore de certains de ces vers qui apparaissaient parmi les cent meilleures poésies de la langue espagnole. Ça n'abondait pas ici à cette époque, nous ne possédions pas d'oeuvres littéraires, et je me suis mis en tête d'apprendre presque par coeur ces poésies dont il m'est resté au moins une idée.

Nous, les révolutionnaires cubains, nous pouvons dire : si nous périssons, qu'est-ce donc que la vie ? Et nous sommes nombreux, les révolutionnaires cubains, et je sais qu'aucun vrai révolutionnaire, qu'aucun vrai dirigeant de la Révolution cubaine n'hésiterait à mourir si notre pays faisait l'objet d'une agression de ce genre (applaudissements). Nous analysons de près toutes leurs technologies et leurs tactiques. Il n'y a pas de petites guerres de ce genre, ou de guerres ou de grosses guerres, ou de bombardements criminels et lâches que nous n'ayons bien étudiés. Et puis, il ne leur sera pas facile de trouver un prétexte.

Ils provoquent tous les jours et n'arrêtent pas d'inventer des choses contre nous, s'efforçant de créer des conflits internes, ils ne ménagent aucun effort pour en créer afin de justifier des crimes monstrueux comme ceux qu'ils viennent de commettre contre le peuple serbe.

Les irresponsables d'ici qui se mettent au service des Etats-Unis, qui perçoivent un salaire de la Section d'intérêts des Etats-Unis, jouent vraiment avec des choses sacrées, jouent avec la vie de notre peuple et doivent en être conscients. L'empire, qui sait qu'il n'y a pas moyen de faire plier Cuba, rêve d'accumuler assez de force par son blocus, sa propagande et son argent, pour provoquer des conflits internes. Quand je parle d'argent, je ne parle pas de celui qu'envoient les Cubains qui vivent à l'étranger. Non, je parle de l'argent du gouvernement nord-américain, un argent reconnu publiquement et apparaissant dans leurs lois et leurs amendements. Ils ont même déclaré récemment que tout Nord-Américain peut envoyer de l'argent à un Cubain. Ils ont dit pratiquement : que chaque Nord-Américain achète un Cubain ! Je me suis dit : Sapristi, nous allons augmenter de prix (rires). Parce que nous sommes un Cubain pour vingt-sept Nord-Américains...

Ils autorisent l'envoi d'argent par les familles, mais pas plus de trois cents dollars par trimestre. Nous sommes le seul pays du monde auquel ils fixent ce genre de plafond. Ils refusent d'élever d'un centime la quantité d'argent que les personnes d'origine cubaine qui vivent aux Etats-Unis peuvent envoyer à leurs familles ici, mais, en revanche, ils invitent les Nord-Américains à en expédier à un Cubain quelconque, sans doute en le choisissant sur l'annuaire téléphonique, allez savoir, ou alors à un groupuscule, à n'importe qui. Ils l'ont déclaré, ils ont même légiféré sur ce point, et cet envoi d'argent vise à provoquer des conflits. C'est grave, très grave !

Retranchés dans leur orgueil et leur arrogance, ils ne se résignent pas à la résistance de Cuba. Et il est bien difficile qu'ils s'y résignent parce qu'ils souhaiteraient nous rayer de la carte comme ils ont tenté de le faire avec la Serbie. Oui, mais ici il y a une différence. Ou plutôt, non, il n'y a pas de différence. Je ne vais contester en quoi que ce soit l'héroïsme et le courage du peuple serbe. Absolument pas. Il n'y a pas de pays plus courageux qu'un autre : ce qui rend l'homme courageux, ce sont les convictions, ce sont des valeurs morales données (applaudissements). Ça peut être parfois une conviction religieuse qui conduit au martyre, ou ça peut être une conviction politique qu'on sert avec une ferveur religieuse.

Nos médecins, par exemple, qui exercent dans les endroits les plus reculés de certains pays du sous-continent, ou alors en Haïti tout proche, et où sont partis, selon ce que j'ai lu aujourd'hui dans la presse, des journalistes pour informer la population, les familles de leur travail ; expriment une attitude héroïque, un moral de missionnaires, de vrais prêtres de la santé humaine, de pasteurs au service de la vie, par les valeurs qu'ils portent en eux. Et bien de ces médecins sont des femmes, certaines ont des enfants qu'elles ont dû laisser ici, et elles travaillent dans ces endroits reculés où il vous faut trois jours pour arriver à travers des chemins marécageux.

Certains, dans un de ces pays frères, ont contesté les diplômes de nos médecins, une campagne de ce genre. Eh bien, dès qu'on nous le demandera, très humblement nous leur enverrons les CV de chacun de ces médecins, les notes qu'il a obtenues à son bac, pendant ses études universitaires, les spécialités qu'il a suivies, les opérations qu'il a faites, les vies qu'il a sauvées. Quelle merveille ce serait d'envoyer ainsi le dossier de chacun d'eux !

Nos médecins pratiquent dans ces pays, humblement, passionnément, par accord des gouvernements. Ils ne sont pas là-bas parce que nous le voulons, tant s'en faut. Le jour où un gouvernement nous dira qu'ils ne sont plus utiles, ou que cela lui crée des problèmes politiques, nous les retirerons sur-le-champ. Tout simplement. En tout cas, ils font un travail de missionnaires, de martyrs, pourrait-on dire, de vrais héros. Et nous le savons très bien, parce que nous sommes au courant de ce qu'ils font., nous conversons beaucoup quand viennent certains de leurs responsables. Nos médecins traduisent les valeurs qu'ils portent en eux.

Nous pouvons dire avec satisfaction que si l'Organisation mondiale de la santé, ou l'Europe, si elle voulait, ou même nos voisins du Nord pour s'acquitter un peu de leur dette envers leur propre conscience, avaient besoin de dix mille médecins pour un programme de santé en Amérique latine, et s'ils étaient disposés à fournir les médicaments, nous pourrions envoyer ce personnel. Nous avons même des médecins travaillant gratis au nord de l'Afrique sub-saharienne, dans le cadre d'un programme de santé ambitieux.

Et si notre pays - je vais le dire une fois de plus - envoyait un médecin sur trois dans des missions de ce genre, les deux restants s'acquitteraient de son travail et nos services de santé n'en pâtiraient pas. Si nous envoyions un médecin sur trois, nous resterions le pays qui enregistre le taux de médecins par habitant le plus élevé du monde, plus que l'Europe industrialisée, plus que la Suède, plus que le Danemark, et plus, bien entendu, que les Etats-Unis, le Canada et d'autres glorieux pays industriels. Oui, un pays pauvre et soumis à un blocus peut faire des choses, c'est prouvé. Et qui enregistre aussi le taux d'enseignants le plus élevé. Et peut-être aussi d'instructeurs d'arts.

En sport, aussi, je peux vous l'affirmer. Parce que nous comptons environ trente mille professeurs diplômés d'éducation physique et de sports, dont la plupart sont des licenciés universitaires. Et ils ne se contentent pas de savoir palper un muscle, ils savent de quel muscle il s'agit, parce que ce sont des diplômés universitaires.

Par habitant, nous avons aussi un autre petit mérite : celui du plus grand nombre de médailles d'or aux Jeux olympiques. Et nous allons continuer d'en décrocher, même si ceux-ci s'ouvrent aux professionnels, parce que nous venons de démontrer que notre modeste sport amateur peut rivaliser avec de grandes équipes professionnelles.

Il est clair qu'un petit pays pauvre peut faire des choses. Ceux qui le sous-estiment se trompent.

En fait, il y a un tas de choses que nous avons faites dont nous sommes obligés de parler - non pour nous faire de la publicité, bien au contraire, parce que nous préférons parler de nos erreurs, nous critiquer - mais pour faire pièce à l'effronterie, à la démagogie, au mensonges et aux calomnies qu'on utilise contre nous. Sans ça, ce serait de la sottise de notre part, se glorifier de ce que nous avons fait. Nous devons plutôt nous critiquer énormément de ne pas avoir fait plus et mieux. Oui, je le dis en toute franchise. Et je crois qu'une des raisons de la survie et de la résistance de notre Révolution réside dans cette insatisfaction constante que nous éprouvons, nous les dirigeants, et dont nous aspirons à ce que ceux qui viendront à l'avenir l'éprouvent aussi. Bien entendu, nous avons une grande confiance en notre peuple.

Je vous disais donc que si ces gens-là se décident à faire une de ces folies contre nous, ils ne vont pas simplement se heurter à des gens comme ceux que je vous décrivais, mais aussi à des gens qui ont une solide culture politique et des valeurs importantes, sacrées, à défendre. Nous menons cette lutte depuis de nombreuses années, et je peux vous assurer qu'avec nous, il n'y aura pas de trêve. Non, pas de trêve ! (Applaudissements.) Et que les hommes chargés de cette Révolution sont des hommes qui meurent plutôt que de faire une seule concession de principes à l'empire (applaudissements).

Plutôt que de renoncer à un seul atome de notre souveraineté, ceux d'entre nous qui avons la responsabilité de diriger notre peuple dans la paix et dans la guerre, et dans n'importe quelle tâche, nous ne survivrions pas à une reddition, parce que nous sommes identifiés à ce que nous avons fait toute notre vie et parce que nous le sentons très profondément, parce que nous partons de convictions et de valeurs, et que nous sommes même capables de nous placer sous les bombes plutôt que de nous rendre.

Il n'est pas difficile, dans une aventure de ce genre, de mourir. Quelle plus grande gloire ! Nous donnerions au moins un exemple à d'autres. Et le peuple yougoslave l'a donné en résistant presque quatre-vingts jours, sans hésiter, aux bombardements les plus incroyables. Nous savons par nos représentants diplomatiques quel était l'état d'esprit du peuple.

Je ne critique personne, tant s'en faut. Je respecte la décision que prend n'importe quel gouvernement, je me rends compte que les décisions sont difficiles à prendre dans certaines circonstances. En tout cas, elles ne seront pas du tout difficiles, parce qu'il y a belle lurette que c'est là un problème réglé. Je vais même dire plus. Si ces gens-là le font, ils vont en ressortir vaincus, tout simplement. Même un génocide ne leur suffirait pas, parce qu'il y a une limite à leur capacité d'être criminels, à leur capacité de tuer. Je suis d'ailleurs convaincu que si les agresseurs avaient dû prolonger leurs bombardements quinze ou vingt jours de plus, l'opinion publique d'Europe et du monde ne l'aurait pas accepté. On voyait grandir l'insatisfaction - j'ai un tas d'articles là-dessus ici - quelques jours avant qu'on ait imposé à la Yougoslavie la fameuse formule de paix.

Bien entendu, il n'y aurait personne pour nous l'imposer à nous, parce que ça fait belle lurette que nous sommes ici tout seuls, tout seuls, près de la nation la plus puissante qui ait jamais existé. Alors, qui pourrait bien venir nous l'imposer ?

Nous n'avons pas besoin non plus de médiateur. L'honneur ne se négocie pas, la patrie ne se négocie, la dignité ne se négocie pas, l'indépendance, la souveraineté, l'histoire, la gloire ne se négocient pas ! (Applaudissements prolongés.)

Avec nous, il n'y aura pas à négocier la fin des bombardements. S'ils commencent un jour, eh bien, ils devront les poursuivre pendant cent ans, et ils devront décider s'ils veulent faire une petite guerre aérienne, cesser de lancer des bombes, parce que, tant qu'il restera quelques combattants vivants dans ce pays, eh bien, ils devront finir par envoyer des troupes terrestres. Et alors je voudrais bien savoir ce qu'il se passerait s'ils le faisaient !

Comme je vous le disais, nous ne faisons pas la moindre sottise qui puisse leur servir de prétexte. Voyez un peu quelle patience nous avons eue avec la base navale de Guantánamo. C'est un petit morceau de terre cubaine, et nous avons tous les droits d'exiger qu'ils nous le rendent. Notre population a eu une attitude assez radicale là-dessus, mais nous, nous nous armons de patience. Nous nous sommes dit : il est bien plus important que le monde se libère avant de libérer ce morceau de terre que nous aimons et auquel nous ne renonçons pas. Ils seraient ravis, eux, que nous ayons déclenché un puissant mouvement national de réclamation de la base, pour pouvoir ensuite avoir un prétexte facile pour se lancer dans des aventures, berner l'opinion publique nord-américaine et mondiale, dire que nous les avons attaqués. Avant de conclure, je vais vous montrer quelque chose à cet égard. Mais ils n'ont jamais eu la moindre chance de dire que Cuba a été hostile et agressive contre le personnel militaire nord-américain qui y est cantonné.

Que peuvent-ils dire contre nous en matière humanitaire ? Que nous n'avons pas d'analphabètes, que nous n'avons pas un seul enfant qui n'aille pas à l'école, pas un seul malade qui ne reçoive pas de soins médicaux, que nous n'avons pas de mendiants. Il peut bien y avoir des familles irresponsables qui envoient leurs enfants mendier, ce qui peut être associé aussi au tourisme et qui blesse, sinon notre identité, du moins notre honneur. Ici, personne ne se retrouve à la rue, abandonnée.

Que peuvent-ils dire ? Que nous avons massivement les excellents médecins dont je vous ai parlé. Que peuvent-ils dire ? Que nous pouvons sauver des centaines de milliers de vies tous les ans sur notre continent et en Afrique.

Qu'avons-nous dit aux Haïtiens ? Nous leur avons proposé un programme qui permettrait de sauver environ 30 000 vies par an, dont 25 000 enfants.

Qu'avons-nous proposé aux Centraméricains ? Un programme qui permettrait de sauver chaque année autant de vies que le cyclone a fait de victimes, si tant que les victimes se soient vraiment chiffrées à 30 000. En effet, ce chiffre a ensuite diminué, parce que bien des gens qui avaient été comptabilisés comme disparus sont reparus. En tout cas, il serait possible de sauver chaque année autant de vies qu'a coûté le cyclone, en partant du chiffre assez prudent le plus élevé. Le fait est que nous étions disposés, avec ce programme, à fournir le personnel nécessaire, et nous demandions seulement qu'un pays industriel, n'importe lequel, fournisse les médicaments. Tous ces gens-là qui dépensent tant de milliards en bombes et en génocide, pourquoi n'en utilisent-ils pas un peu pour sauver des vies?

Je vous ai dit l'autre jour qu'on nous imputait des choses infâmes, et j'en ai mentionné quelques-unes. Je vous disais, et je le répète une fois de plus : pas un seul cas de torture dans notre pays, pas un seul cas d'assassinat politique, pas un seul cas de disparu ! Et cela fait quarante ans de Révolution, et malgré toutes les conspirations et tous les efforts qu'on a faits pour nous diviser, pour semer la subversion, et qui se sont brisés contre l'unité d'acier de notre peuple, contre son patriotisme, contre sa culture politique, et ce dans des circonstances très difficiles.

Je suis absolument convaincu que peu de peuples auraient résisté les presque dix années que nous avons résisté, nous, quand nous avons perdu tous nos marchés, nos sources d'approvisionnement, et que les autres ont en plus renforcé le blocus. Ils nous ont sous-estimés.

S'ils faisaient une folie du genre de celles que j'ai mentionnées, ils seraient de nouveau en train de nous sous-estimer, et je ne crois pas qu'ils nous sous-estiment tant, vous comprenez ? Je n'en dis pas plus. Ce n'est donc pas pour nous : nous défendons le droit d'autres peuples qui n'ont pas les mêmes possibilités ni notre unité, ni notre capacité de lutte, parce que nous sommes tout un peuple organisé et préparé.

Je vous ai déjà dit, sans faire le moindre mélodrame, que nous n'avons pas besoin de ce genre de spécialistes qui ont fait leur apparition pendant cette guerre en Yougoslavie, avec la catégorie de médiateurs. Tout ce qu'ils peuvent faire, ceux-là, c'est venir informer qu'ils arrêtent les bombardements, ou qu'ils retirent les troupes ou qu'ils cessent les hostilités. On n'a pas encore inventé l'arme capable de vaincre l'homme ! J'ose l'affirmer. Et ces guerres répugnantes et lâches, sans risquer sa peau, ne nous font pas peur : elles nous dégoûtent, elles nous répugnent, elles nous rendent plus socialistes et plus révolutionnaires. Je le dis tout net ! (Applaudissements.)

Je vous disais qu'une bataille importante s'est déroulée aux Nations unies. J'ai ici la fameuse résolution. Ce sont des tricheurs invétérés, des politicards médiocres et incapables. J'ai apporté quelques documents, mais je ne vais utiliser que les passages surlignés.

Voici donc l'accord, celui qui a été adopté, le projet de résolution. Proposé par qui ? L'Allemagne, un pays de l'OTAN; le Canada, un pays de l'OTAN; les Etats-Unis, le leader et chef de l'OTAN; la Russie, parce qu'elle a abouti à des accords préalables avec le Groupe des Huit, et pourtant, le discours de son représentant a été un discours critique; la France, un pays de l'OTAN; l'Italie, un pays de l'OTAN; les Pays-Bas, un pays de l'OTAN; le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, un pays de l'OTAN. Si je compte bien, cela fait donc sept pays de l'OTAN qui ont participé à l'agression des douze pays qui ont présenté le projet au Conseil de sécurité.

Qui sont les autres ? Le Gabon, un fief néocolonial français. La Slovénie, la première ex-république yougoslave à avoir, passant outre aux normes constitutionnelles établies à la création de la fédération yougoslave qui reconnaissaient le droit à la séparation et fixaient les procédures pour ce faire, déclaré unilatéralement son indépendance, poussée par l'Allemagne et par l'Autriche, sans la moindre démarche légale. Oui, incontestablement, il y a un travail préalable. C'était en plus l'époque des désintégrations.

La seule république à s'être séparée constitutionnellement, au terme d'un référendum, ça a été la Macédoine. Mais la Slovénie, elle, déclare son indépendance le 25 juin 1991. L'Europe a hésité, sans trop savoir que faire. Un peu plus tard, c'est la Croatie qui déclare son indépendance, là non plus sans la moindre démarche constitutionnelle, une indépendance stimulée, comme l'a dit notre ambassadeur aux Nations unies, par quelques pays européens et soutenue ensuite unanimement par l'Occident.

Et ça c'est important. En effet, c'est après que la Yougoslavie a eu mené une guerre héroïque et fait échec aux troupes d'Hitler que la République fédérative socialiste de Yougoslavie a vu le jour. Et elle a vécu en paix, malgré des luttes nationales, ethniques, culturelles et religieuses centenaires. Cette région de Yougoslavie a été un champ de bataille entre l'Empire ottoman et l'Empire austro-hongrois, et les Ottomans sont arrivés presque aux portes de Vienne. C'est de l'histoire connue.

J'ai fait rechercher de nombreuses informations sur tous les antécédents. Et, vraiment, il existe des responsables aux guerres dites ethniques qui se sont déclenchées dans les années 90 : ceux qui ont aidé - sûrement de façon inconsciente, je ne leur attribue pas des visées préméditées et cyniques, mais beaucoup d'irresponsabilité, en tout cas - ont déclenché la désintégration de la Yougoslavie. Et tout a commencé, comme je l'ai dit, par la Slovénie, le 25 juin 1991. Qui se déclare indépendante sans autre forme de procès, et dont les dirigeants prennent le commandement des troupes d'autodéfense qui correspondaient à cette république et qui existaient dans chacune. Environ 40 000 hommes. Environ 2 000 hommes, de jeunes recrues, que je sache, sont parties pour la Slovénie d'une république voisine, la Croatie. Il n'y a pas eu pratiquement de combats. Uniquement des pressions de ce genre.

Et le mal a commencé à se propager. Une autre république, la Croatie, le fait à son tour. Mais dans ce cas il y a eu des conflits plus violents.

Que s'est-il passé ? Ces républiques auraient pu parfaitement suivre les démarches constitutionnelles. La Yougoslavie n'était même plus un pays socialiste, mais un pays qui avait institué toutes les normes capitalistes et de marché. Ce n'était pas l'ancienne Yougoslavie de Tito et d'un peu après, mais un pays capitaliste, avec même le pluripartisme prescrit d'office par l'Occident.

Le fait que le Produit intérieur brut par habitant de la Slovénie ait été en 1981 - autrement dit, dix ans avant ces événements - le quintuple de celui du reste de la Yougoslavie a beaucoup joué : elle sentait comme un fardeau l'existence d'autres républiques plus pauvres et aspirait à une plus grande intégration économique avec l'Occident. Certains l'ont soutenue; et certains, comme je l'ai dit, lui ont même livré des armes à cette époque, dès avant qu'elle proclame son indépendance. L'un de ses dirigeants l'a reconnu. Dans un programme de télévision de Ljubljana consacré au cinquième anniversaire de l'indépendance, le 21 juin 1996, le président Kucan a reconnu que «la Slovénie s'armait avant 1990 en prévision d'une guerre». Et d'ajouter : «L'Union européenne a joué un grand rôle pour rendre possible la déchirure de la Yougoslavie.»

Ceci est historique. Je ne veux offenser ni blesser qui que ce soit, je m'en tiens aux faits et aux données historiques, que nous avons beaucoup cherchés, en plus de certaines informations dont nous disposions quand le conflit a éclaté.

C'était donc une irresponsabilité et un véritable crime de stimuler et de soutenir la désintégration de ce pays qui avait réussi le miracle de vivre en paix pendant quarante-cinq ans.

Différents facteurs ont joué, des facteurs nationalistes et économiques, mais bien des gens en Europe en comprenaient les conséquences éventuelles. J'ai conversé avec des dirigeants et des hommes politiques européens qui comprenaient que tout ceci était très risqué. Et pourtant, un beau jour, deux pays, justement l'Autriche et l'Allemagne, ont reconnu la Slovénie et la Croatie, et aussitôt le reste de l'Europe a été entraîné à les reconnaître, et c'est ainsi qu'ont débuté les conflits de toute sorte que nous connaissons.

Il y avait des difficultés au Kosovo, il y existait un fort mouvement nationaliste. Les Kosovars albanais ou les Albanais kosovars étaient déjà une large majorité. Bien des Serbes avaient émigré en Serbie parce qu'ils ne se sentaient pas sûrs - je m'en souviens - quand Tito était encore en vie. En 1974, la Constitution a été réélaborée et le Kosovo a reçu l'autonomie. Je ne l'ai pas lue. C'est justement dans cette région que les Serbes ont vu le jour, et ils apprécient hautement de nombreux sites historiques, dont certains ont souffert des bombardements. Je ne sais pas si la Constitution - que je m'efforce d'obtenir - qui concédait l'autonomie à la province de Kosovo lui reconnaissait le droit à la séparation, comme l'avaient les républiques. Ce n'était pas une république, mais une province autonome, et je présume donc qu'on ne lui avait pas reconnu ce droit, et que, de toute façon, il fallait toute une procédure, comme celles qu'a utilisée la Macédoine.

Ce qui a débuté en 1991 a continué jusqu'à ce jour et personne ne sait quand ça prendra fin. Il y a eu des guerres de toute sorte, des guerres sanglantes de part et d'autre, incontestablement. C'est la vérité, comme je la vois.

En tout cas, au lieu de commencer à arranger ces pays-là, il aurait mieux valu ne pas les déranger, les désorganiser. C'est sûr que les niveaux de vie étaient différents entre la Macédoine et la Slovénie, par exemple. Mais il existait une Constitution, qui avait donné naissance à la République socialiste fédérative. Après, au moment de la perestroïka et de tout le reste, le nom de socialiste a disparu. Son nom actuel est République fédérative de Yougoslavie. Ce qu'il en reste est la Serbie et le Monténégro. Le Kosovo n'est pas une république. C'est bien la République fédérative, n'est-ce pas ? J'ai devant moi des tas de papiers, mais je ne vais pas y chercher le nom exact. Oui, c'est bien ça : c'est comme ça que ça apparaît dans la résolution du Conseil de sécurité. L'épithète de socialiste, il a disparu depuis belle lurette.

Le gouvernement peut bien s'appeler socialiste, parce que beaucoup le sont, mais le pays en soi ne l'est pas pour autant. Qu'un parti socialiste soit au pouvoir ne veut pas dire, c'est un fait, que le pays soit socialiste ou pense vraiment l'être : ce sont des pays de libre-échange, de néolibéralisme, de pur capitalisme.

Notre position est une position de principe, aussi bien par rapport aux Serbes que par rapport aux Kosovars : nous défendons leur droit à l'autonomie, nous défendons leur droit à leur culture, à leurs croyances religieuses, à leurs sentiments nationaux et à leur nationalité. Et nous allons même plus loin : si, une fois instaurée une paix juste et équitable, non imposée de l'extérieur par une guerre, les Kosovars de toutes les ethnies et du reste de la Serbie décident de se séparer pacifiquement et démocratiquement, nous les soutiendrons.

Nul ne sait ce qui va se passer au Monténégro. Qui, en pleine guerre, s'est bien conduit au goût de l'OTAN, en critiquant et en s'opposant. Et c'est pour ça que son lot de bombes a dû être très inférieur à celui de la Serbie. J'ai pu lire de nombreux messages adressés par les agresseurs au Monténégro pour qu'il se sépare. Il a reçu un traitement spécial pendant la guerre. Toutes les bombes ont été pour la Serbie.

L'accord du Groupe des Huit parle d'une autonomie substantielle pour les Kosovars. Je me demande : cela veut-il dire le type d'autonomie dont jouissait la Macédoine ? On ne sait pas. Mais, dans ce cas, cela fraierait une voie à une indépendance pacifique. Les Serbes et les Kosovars peuvent se mettre d'accord sur une série de points. En tout cas, il est incontestable que la majorité de la population du Kosovo n'est pas serbe, que les Serbes y sont une minorité, et il est très probable, après cette guerre atroce, que les civils serbes se retirent en même temps que les troupes serbes. Nous avons appris qu'ils ont commencé à déterrer leurs morts, parce qu'ils ont pour coutume d'émigrer avec les restes de leurs ancêtres.

Je ne sais pas ce qu'ils feront. On leur lance des messages pour qu'il ne se produise pas une émigration massive, et pour éviter que la violence ne se déclenche contre les Serbes qui y vivent. Ce sont les risques qui existent en ce moment. Mais qui se déclare coupable de tous les facteurs qui ont conduit à cette situation et à tous les conflits ethniques quand on voit que beaucoup réclament la victoire pour eux ? Ils appellent victoire un crime horrible. Une victoire dont ils devraient vraiment rougir. Parce que, s'il s'agit de chercher un vainqueur et un vaincu du point de vue moral, eh bien, les vaincus sont ceux qui ont lancé une guerre lâche et qui ont largué 23 000 bombes sur la Serbie, des bombes des plus modernes et des plus destructives, des plus de pointe, technologiquement parlant. Oui, quelle belle victoire !

Notre ambassadeur à l'ONU a calculé que le Produit intérieur brut des pays de l'OTAN est de 1 313 fois celui de la Serbie, et que les pays faisant partie de cette alliance militaire comptaient de 43 fois plus de troupes terrestres. Mais les troupes terrestres comptent pour du beurre dans une guerre aérienne comme celle qui s'est déroulée là-bas, et la différence est du zéro à l'infini. Des bombardiers qui arrivaient des Etats-Unis larguaient leurs bombes à une grande distance sans courir le moindre risque. Oui, nous avons eu droit à une première dans l'histoire : une guerre de quatre-vingts jours, 23 000 bombes sur un pays, et les attaquants n'ont même pas un seul mort au combat !

Cette guerre dont personne ne peut être fier a été, il faut le dire, une guerre de lâches, la plus lâche de toutes les guerres qui se soient jamais déroulées, une guerre génocide qui s'est conclue, du point de vue moral, sur une victoire à la Pyrrhus !

Pourquoi je la qualifie de génocide ? Voyons : qu'est-ce qu'un génocide ? La tentative d'exterminer une population. Ou tu te rends ou je t'extermine. Jusqu'à quand allaient durer les bombardements ? Eux, ils parlaient d'octobre ou novembre. Mais c'était du blablabla. Je sais très bien comment pensaient de nombreux dirigeants européens. Et j'ai lu bien des articles parlant du mécontentement et de l'opposition croissante aux bombardements en Europe et aux Etats-Unis, et d'une opposition encore plus forte à l'envoi de troupes terrestres. L'OTAN n'était plus à même, à mon avis, de prolonger encore longtemps ces bombardements. Ni l'Europe ni le monde ne le toléraient plus. L'OTAN se serait désintégrée si elle avait persisté.

Nous avions trois fonctionnaires diplomatiques sur place, avec un téléphone portable, jour et nuit, matin et soir, sous les bombes et au milieu des sirènes d'alarme, ou alors en pleine panne de courant, et nous n'arrêtions pas de leur poser des questions sur l'état d'esprit de la population. Les Yougoslaves couvraient les ponts d'une foule de gens, hommes, femmes, enfants, pour qu'on ne les détruise pas, comme ç'a été le cas du dernier pont de Belgrade. Parce que les agresseurs ont attaqué tous les ponts. Et, à un moment donné, ils ont aussi attaqué la totalité du système électrique. Ils ont pratiquement détruit toutes les centrales électriques, privant des millions de personnes d'électricité et d'énergie. Comment faites-vous pour faire la cuisine chez vous, si vous n'avez pas de lumière, pas de combustible, pas d'eau ? Parce que l'alimentation en eau se fait à partir de moteurs électriques, et sans courant, les villes se retrouvent sans eau. Les ponts détruits, et les villes sans aucun approvisionnement...

Parce que, sans électricité, toute une série de services essentiels cessent de fonctionner. Pensez un peu aux salles de soins intensifs sans électricité et sans eau, aux hôpitaux sans électricité et sans eau, aux écoles, aux foyers, à tous les services, aux approvisionnements. Sans électricité, tout s'interrompt.

C'était donc une guerre, non contre les militaires, mais bel et bien contre la population civile. Et notre fameux maréchal Solana nous pond une déclaration solennelle : «Les installations électriques sont des cibles foncièrement militaires.» On ne peut jouer de la sorte avec les mots, avec les idées et avec les concepts pour justifier un génocide ! Les agresseurs ont attaqué tous les moyens de vie, détruit les lieux de travail essentiels, un demi-million de travailleurs serbes ont perdu leur emploi, et sans doute plus. Ils ont attaqué des hôpitaux, des écoles, des ambassades, des prisons, des colonnes de Kosovars. Des bombes ayant fait erreur, disaient-ils.

Je me rappelle avoir lu une déclaration d'un général de l'air britannique, après quinze ou vingt jours de bombardements : Jusqu'à présent, nous avons bridé les pilotes très fort, mais maintenant, chaque avion partira tout simplement chasser une cible. Chasser une cible ! Et ils chassaient aussi bien une colonne de réfugiés kosovars - parce qu'ils croyaient qu'il s'agissait d'une troupe serbe ou je ne sais quoi - qu'une prison où ils ont provoqué quatre-vingt-sept morts, que des maternités, des hôpitaux pour enfants, et des tas de cibles de ce genre ! Et, à supposer qu'une bombe puisse se tromper de cible, la destruction de tous les ponts, de tout le système électrique, ne peut être le fruit d'une erreur !

Que se serait-il passé si les Serbes avaient continué de résister ? Jusqu'à quand cette barbarie pouvait-elle se prolonger ?

Le Conseil de sécurité a donc voté le projet de résolution présenté par douze pays, dont sept appartiennent à l'OTAN. Les autres sont une néocolonie d'un des sept de l'OTAN, le pays qui a déclenché la désintégration de la Yougoslavie en 1991, le Japon, qui fait partie du Groupe des Sept les plus riches - et ce projet est leur projet - la Fédération russe, qui a participé à la réunion du Groupe des Huit - autrement dit, les Sept plus la Russie - qui a accordé un plan de paix présenté ensuite par leurs émissaires à Belgrade, et finalement l'Ukraine, un pays slave séparé de la Russie mais ayant des relations normales avec elle, et ayant de très bonnes relations avec l'OTAN. Voilà donc les douze pays qui ont présenté au Conseil de sécurité le projet de résolution issu du Groupe des Huit.

Autrement dit, l'ordre chronologique permet de bien voir les choses. Le maréchal Solana ordonne l'attaque, et les généraux nord-américains, très disciplinés, obéissent dans la nuit du 24 mars. Ces gens-là étaient absolument convaincus que le attaques allaient durer trois jours. Alors, oui, que de bricolage, que d'imprévoyance, que de mauvais calculs, que d'irresponsabilité ! Ils avaient calculé que la Serbie se rendrait en trois jours... Et le quatrième jour s'écoule, puis le cinquième, le sixième, le septième...

Peut-être publierons-nous un jour, certains documents intéressants, différents messages à différentes personnes dans lesquels je joue le rôle de prophète. Parce que les choses se sont passées exactement comme nous l'avions prévu, à partir d'un calcul élémentaire. Il suffit de connaître les traditions des Yougoslaves : ils se sont battus contre quarante divisions d'Hitler, et c'est la Yougoslavie qui a eu le pourcentage le plus élevé de morts par rapport à la population totale de tous les pays qui ont participé à la seconde guerre mondiale. On a toujours dit que l'Union soviétique avait eu 20 millions de morts, sur une population de 250 millions. On a cité ensuite des chiffres plus élevés, mais le chiffre le plus souvent mentionné est ce chiffre rond de 20 millions. Les Serbes ont dû avoir environ 1,7 million de morts - je ne peux vous assurer du chiffre exact. En tout cas, c'est le pays qui a eu le plus grand nombre de morts par rapport à sa population. La lutte s'est déroulée selon des méthodes de guerre irrégulières, à partir d'une participation de l'ensemble de la population.

Les troupes serbes sont en train de se retirer du Kosovo, en emportant presque tous leurs chars, leurs canons et leurs blindés. Autrement dit, et c'est là le plus étonnant, des unités complètes ! Après l'intensité et la densité des attaques lancées contre elles ! Ces unités étaient parfaitement à même de combattre à terre.

En fait, je crois que les Serbes auraient dû élaborer d'autres conceptions, je le dis en toute franchise. C'est là une question sur laquelle nous avons été obligés, nous tous, de beaucoup réfléchir. Ils disposaient d'unités complètes. Mais ce n'était pas une guerre d'unités serbes classiques contre des unités de l'OTAN. Vous pouvez utiliser des chars, des canons et tout ce que vous voulez, mais dans le cadre d'unités en rien classiques. Sans doute les avaient-ils déployées d'une façon tout à fait adaptée au type de guerre qu'ils pouvaient mener... Nous ne disposons pas d'informations sur ce qu'ils ont fait et comment ils l'ont fait.

En tout cas, nous savions ce qu'il allait se passer : qu'ils allaient résister. Et, sans les pressions, apparemment très fortes, auxquelles ils ont été soumis de la part d'amis et d'ennemis, les dirigeants serbes auraient peut-être continué de résister. Je n'en dis pas plus. Le peuple aurait sûrement résisté indéfiniment. Et l'OTAN aurait dû se lancer enfin dans une bataille terrestre - et là il lui aurait été difficile de surmonter des obstacles politiques croissants et la guerre n'aurait jamais pris fin - ou suspendre les bombardements. C'est en tout cas mon point de vue.

Ainsi donc, le Conseil de sécurité a voté le projet de résolution de l'OTAN et du Groupe des Huit, et les bombardements ont cessé. L'un des points de ce projet déclare textuellement : «Décide du déploiement au Kosovo, sous l'égide de l'Organisation des Nations unies, de présences internationales - des mots apparemment inoffensifs - civile et de sécurité... et accueille avec satisfaction l'accord de la République fédérative de Yougoslavie relatif à ces présences.» Quelles sont ces présences ? On ne le dit pas. Quelles sont ces forces internationales de sécurité ? On ne le dit pas.

Le projet affirme tout de suite après : «Prie le Secrétaire général de nommer, en consultation avec le Conseil de sécurité, un représentant spécial chargé de diriger la mise en place de la présence internationale civile...» Alors, qui commande ? pourrait-on se demander. Les Nations unies dirige la présence civile. «Et le prie en outre de donner pour instructions à son représentant spécial d'agir en étroite coordination avec la présence internationale de sécurité pour assurer que les deux présences poursuivent les mêmes objectifs et se soutiennent mutuellement.»

Il demande à son homme de coordonner avec les chefs de ces troupes, mais on ne sait toujours pas qui sont ces troupes, car c'est uniquement la présence civile qui se trouve aux ordres des Nations unies, et demande au représentant civil de coordonner avec les forces de sécurité, si tant est que celles-ci en fassent cas.

«Autorise les Etats membres et les organisations internationales compétentes à établir la présence internationale de sécurité au Kosovo conformément au point 4 de l'annexe 2, en la dotant de tous les moyens nécessaires pour s'acquitter des responsabilités que lui confère le paragraphe 9.»

Il autorise, mais elles ne sont pas sous son commandement. Il invite, mais on sait d'avance qui sont ces invités. On a dit une fois qu'il y avait beaucoup d'appelés, mais peu d'élus.

«Affirme la nécessité de procéder sans retard au déploiement rapide de présences internationales civile et de sécurité au Kosovo et exige... - un terme terriblement énergique - des parties qu'elles coopèrent sans réserve à ce déploiement.» Autrement dit, que les différents pays coopèrent sans réserve. Même nous, nous sommes prêts à coopérer si on nous demande des médecins. Mais pas un seul soldat, parce que ce n'est pas une mission internationale ni une mission de paix, c'est une mission impérialiste qui poursuit des objectifs très précis. Pour sauver des vies, nous sommes prêts à coopérer; pour le reste, les décisions que prend chacun ne nous regardent pas.

Ce qu'on sait en tout cas, c'est que les Britanniques vont déployer 13 000 hommes - le gros des troupes - au Kosovo, commandés par un général britannique. Combien de Nord-Américains ? On ne sait pas. Des marines ont débarqué en Grèce, quelques milliers. Mais les autres, aussi, les Français et tous les pays agresseurs. Les Russes, on ne sait pas. Tout ce qu'on sait, c'est en gros leur quantité, car, selon une dépêche, quelqu'un aurait déclaré qu'ils pourraient osciller entre 2 000 et 10 000. Qui les commande ? On verra bien, parce que c'est un point épineux. En tout cas, le premier ministre russe actuel a déclaré hier au sujet de la présence éventuelle de soldats de son pays : «Les forces armées sont dans un état catastrophique, c'est à peine si le complexe militaro-industriel et l'armée survivent. Il faudra en décider au budget de l'année prochaine.» Quel sera le budget de l'année prochaine ? Personne ne le sait. Si la situation est si catastrophique, ils devront de toute façon assumer les frais des troupes qu'ils enverront et qui devraient se monter à 4 000 ou 5 000. Si elles se montent à 5 000, elles ne constitueront que 10 p. 100 des forces dites de sécurité.

Ce qu'on sait en tout cas, c'est que, quels que soient ceux qui feront compagnie à l'OTAN, celle-ci dirigera directement 90 p. 100 des troupes d'occupation, et celles des autres. L'Ukraine s'est offerte à dépêcher quelques soldats. Il se peut que tel ou tel pays latino-américain en envoie aussi quelques-uns, de jeunes recrues. En tout cas, l'OTAN commandera tout sur place, sans parler des mille avions qui ont bombardé.

Les Russes auront au plus quelques hélicoptères, quelques petits avions pour se rendre d'un endroit à l'autre (rires). Les Ukrainiens, peut-être quelques jeeps, voire un hélicoptère. Mais tout ce qui est naval, terrestre et aérien, c'est l'OTAN, et tout sous son commandement. La divergence, pour l'instant, ce sont les Russes. Qui se sont sentis frustrés, humiliés et menacés, disons-le tout net, parce que, avec un tel précédent, un beau jour ils vont commencer à recevoir des missiles, des bombes au laser et de tas de choses en plus, surtout quand on sait que «les forces armées sont dans un état catastrophique»... Ce qui ne veut pas dire pour autant que les projectiles stratégiques, dont ils possèdent des milliers, ne fonctionnent pas. Oui, ils ont des milliers de projectiles stratégiques, ils restent une puissance nucléaire, et tout ça coûte cher, bien entendu.

Le Conseil de sécurité des Nations unies «se félicite du travail que l'Union européenne et les autres organisations internationales accomplissent en vue de mettre au point une approche globale du développement économique et de la stabilisation de la région touchée par la crise du Kosovo, y compris la mise en oeuvre d'un pacte de stabilité pour l'Europe du Sud-Est avec une large participation internationale en vue de favoriser la démocratie, la prospérité économique, la stabilité et la coopération.»

Le projet adopté ne dit pas : la communauté internationale doit contribuer à la reconstruction de tout ce qui a été détruit, que ce soit kosovar ou serbe. Non, ce que déclarent les leaders de l'OTAN, c'est que le gouvernement qui a pactisé l'accord avec eux et a accepté les conseils ou les pressions des médiateurs du Groupe des Huit, doit maintenant prendre sa retraite et comparaître devant le Tribunal international pour l'ex-Yougoslavie où il est accusé.

Construire quelque chose en Serbie ? Pas un mot. Le Monténégro, en revanche, recevra un traitement adéquat, parce qu'il s'est très bien porté, disent-ils, et qu'il a accueilli des réfugiés. Mais de la Serbie, non, pas un mot. Avant, ils l'ont arrosée de bombes parce qu'elle avait un gouvernement comme ça, et maintenant, toujours parce qu'elle a un gouvernement comme ça, ils ne l'aident pas à se nourrir après y avoir tout détruit. Qu'ils sont nobles, qu'ils sont généreux, qu'ils sont humanitaires, les Etats-Unis et l'OTAN, vous ne trouvez pas ? Quelle faute ont donc commise les enfants en bas âge, de dix ans ou de quinze ans ? Quelle faute ont donc commise les personnes âgées ? Ou les femmes enceintes, les retraités, les hommes et les femmes simples du peuple, pour leur avoir infligé un tel traumatisme ? Car ce qui traumatise bien souvent le plus des bombardements, ce sont les explosions, le bruit.

Les nazis - qui, pour dire vraiment tout ce que je pense, ont bien été imités par leurs émules dans cette guerre impitoyable - utilisaient des sirènes sur leurs Stukas pour terroriser la population quand ils attaquaient en piqué leurs objectifs. Je me le rappelle, parce que j'avais treize ans quand cette guerre-là a commencé et je sentais une grande curiosité pour toutes les nouvelles qui arrivaient et je m'en souviens comme si c'était hier. Ils montaient des sirènes sur leurs avions qui faisaient un bruit infernal, pour semer la terreur, la panique, provoquer la désorganisation, tout en laissant tomber leurs chapelets de bombes, des bombes qui étaient, soit dit en passant, des jouets comparées à celles que l'OTAN a larguées sur la Serbie.

La terreur que provoquent les bombardements traumatise les gens pour toute la vie. Imaginez un enfant de trois ou de huit ans soumis jour après jour, nuit après nuit, aux hurlements des sirènes, aux explosions, aux bombardements ! Quel médecin, quel psychologue oserait affirmer après ça que ces enfants et des millions de personnes ne resteront pas traumatisés pour la vie, indépendamment de la terreur provoquée pendant quatre-vingts jours par les sirènes d'alarme, le rugissement des réacteurs des avions de combat volant en rase-mottes, bien plus assourdissant que les sirènes des Stukas, et les explosions bien plus puissantes que celles des bombes nazies ?

Alors, comme ça, en plus il faut maintenant les punir ! Pas un centime pour reconstruire une école, pas même une de celles qu'ils disent avoir détruites par erreur, pour un hôpital, pour une centrale électrique ! Et de quoi va vivre la population ? Maintenant, on les bombarde à coup de famine. Les agresseurs ont signé un accord avec des dirigeants déterminés, qui doivent savoir ce qu'ils font. En tout cas, je puis vous assurer que c'est un crime, après avoir largué 23 000 bombes et missiles, de refuser au peuple serbe jusqu'à un grain de riz. Et si l'homme qui préside la Serbie reste trois mois ou six mois au gouvernement, ou plus longtemps même, un an, allez savoir, personne ne peut le prédire, alors, comme ça, le peuple serbe, soumis à une guerre génocide, tous les civils, tous ceux qui n'ont aucune responsabilité dans aucun nettoyage ethnique, aucune responsabilité dans l'existence de réfugiés en masse, vont vivre un an dans cette situation ?

On comptait 20 000 réfugiés. Quand les bombardements massifs ont commencé, les gens se sont retirés pour différentes raisons, par peur soit qu'on les expulse soit qu'on les réprime, ou parce qu'ils sont terrorisés par les bombardements ou parce qu'ils ont peur de mourir. Pour différentes raisons. On ne peut jamais dire qu'il n'y en ait qu'une seule. Oui, mais quelle faute ont commise les enfants et les civils, les centaines de milliers qui ont perdu leur emploi, et les autres travailleurs, les paysans, les retraités, la population civile en général ? Oui, où est leur faute ? Les faire attendre jusqu'au jour où le gouvernement changera est criminel. Les faire attendre un mois est trente fois plus criminel, et un an, trois cent soixante-cinq fois plus. Chaque jour qu'on leur refuse la nourriture est un crime.

Au cours de notre guerre de libération, je m'en souviens, nous avions encerclé une unité ennemie, qui s'est retrouvée sans eau et sans aliments. Eh bien, nos combattants donnaient leurs cigarettes, leur nourriture à ces soldats recrus de fatigue, épuisés, parce qu'il s'était créé dans notre troupe révolutionnaire une espèce de sentiment chevaleresque. En plus, nous avions établi une politique envers l'ennemi. Sans cette politique-là, vous ne gagnez pas la guerre. Si vous maltraitez l'ennemi, si vous le torturez, il ne se rend jamais, il se bat jusqu'à la dernière cartouche. Là-dessus, nous avions fixé une politique stricte. Nous libérions nos prisonniers vingt-quatre heures ou quarante-huit heures au plus tard. Au début, les soldats luttaient très dur; ensuite, quand ils se voyaient perdus, ils parlementaient, et les officiers repartaient en emportant leurs pistolets. A quoi bon les affamer ou devoir leur distribuer les rares aliments dont nous disposions ! Nous réclamions parfois la Croix Rouge internationale, comme nous l'avons fait à la fin de l'offensive ennemie, après avoir capturé des centaines de prisonniers en deux mois et demi de combats. Pendant toute la guerre, nous avons fait des milliers de prisonniers en combat, encerclant des unités entières que nous traitions avec la plus grande déférence, parce qu'elles étaient nos fournisseurs d'armes. Nous n'avons reçu d'armes de personne tout au long de notre courte, mais intense guerre de libération, face à des forces bien plus puissantes que nous.

Aucun de nous n'a jamais eu l'idée de se rendre. Moi, tout au début, je me suis retrouvé avec deux fusils seulement, et d'autres compagnons, avec cinq. Nous étions deux groupes armés qui avions fini par nous réunir après avoir essuyé un grave revers, pour reprendre la lutte : le groupe de Raúl, qui avait cinq fusils et quatre hommes, et le mien, qui avait deux fusils et trois hommes, soit au total sept hommes et sept fusils. Nous ne nous sommes pas découragés pour autant, et vingt-quatre mois après nous remportions la victoire.

Je ne me fais pas du battage. J'évoque juste une réalité que nous avons eu le privilège de vivre et que je ne peux manquer de rappeler à un moment pareil. Quand vous faites preuve de volonté, quand vous ne vous découragez pas, quand vous croyez à ce que vous faites, aucun revers ne peut vous faire reculer.

Oui, notre fournisseur d'armes a été l'armée de Batista, organisée, équipée, entraînée et conseillée pendant tout ce temps-là par des officiers nord-américains. Ce n'était pas une armée méprisable, loin de là, mais ces gens-là se croyaient les maîtres du monde. Nous avons supporté bien des pénuries, mais nous donnions en tout cas de nos aliments aux prisonniers ennemis, et même nos médicaments.

Alors, j'ai le droit de poser une question : dans la Serbie détruite par l'OTAN, l'Occident ne va-t-il donc pas donner un grain de riz à une femme enceinte, alors que le pays, dit-on, s'est rendu et qu'il a accepté toutes les conditions, et même encore plus que celles qu'avait décidées le Groupe des Huit ? Est-ce correct ? Est-ce juste ? Est-ce humanitaire ? Oui, je devais poser ce genre de question...

Je vous ai dit que le hic était de savoir qui allait diriger cette force de sécurité. Evidemment, vous avez en premier lieu l'ambassadeur des Etats-Unis. Il suffit d'avoir écouté le discours qu'il a prononcé hier aux Nations unies. En fait, cet accord du Conseil de sécurité ne précise pas sous le commandement de qui vont se retrouver les forces de sécurité. Il dit juste que celles-ci vont y aller. Mais on sait d'avance qui va y aller et qui peut y aller.

Les Yankees commencent déjà à interpréter l'accord, et nous voilà au moment des interprétations. Cette résolution établit une force internationale de sécurité au Kosovo. Mais voyez un peu le piège. Car dans son discours d'hier, le représentant des Etats-Unis a dit entre autres : les autorités de la République fédérative de Yougoslavie ont accepté que la KFOR - je ne sais comment ça se prononce, mais c'est le sigle en anglais ou dans une autre langue, de la Force internationale de sécurité du Kosovo - opère sous le commandement unifié de l'OTAN - il l'a dit hier, juste après le vote de la résolution - sous la direction politique du Conseil de l'Atlantique Nord, en consultation avec ceux qui apporteront des forces et ne seraient pas membres de l'Alliance.

Donc, l'OTAN et sous la direction du Conseil de l'Atlantique Nord, autrement dit, de nouveau l'OTAN. Qui a donné l'autorisation ? Le Conseil de sécurité ? Non. Cette demande apparaissait déjà dans l'accord adopté par la réunion du G-8, le 6 mai. En effet, quand ils ont vu que les bombardement se prolongeaient - mars, avril complet - et qu'ils duraient depuis plus d'une quarantaine de jours, que les fameux trois jours s'étaient déjà écoulés bien des fois et que la Serbie ne donnait aucun signe de reddition, bon nombre de pays de l'OTAN ont commencé à se préoccuper, à inventer des choses, dont cette réunion du G-8 qui s'est tenue le 6 mai, quarante-quatre ou quarante-cinq jours, donc, après le déclenchement des bombardements, et qui a adopté différents accord. Le premier ministre russe n'avait pas encore été limogé, mais le gouvernement avait de toute façon désigné un envoyé spécial pour de prétendues démarches de paix.

Je ne critique pas, bien entendu. J'estime correct que le gouvernement russe ait fait son possible pour chercher un règlement pacifique au conflit. Celui-ci ne pouvait se régler militairement, et les Russes n'étaient pas en condition d'aider militairement les Serbes. Sauf avec des armes nucléaires. Et c'était absolument inconcevable. Personne n'aurait été d'accord, et cette forme de soutien nous aurait semblé folle et impossible, parce qu'elle pouvait conduire à un suicide mondial. Mais il était clair que les Russes n'étaient pas en mesure de faire parvenir un avion transportant des munitions en Serbie. Par route, il y avait la Hongrie, un nouveau membre de l'OTAN, à la frontière, et d'autres pays analogues. Par mer, c'était tout aussi impossible. Il ne leur restait donc que les armes nucléaires. Et le soutien politique, mettons, la dénonciation résolue de tout ce qui se passait.

Le G-8 adopte donc un plan de paix après de longues discussions, le 6 mai, et celui-ci n'est accepté par les Yougoslaves que le 3 juin, soit presque un mois plus tard. Après cette adoption de mai, en effet, il a fallu toute une série de démarches, du président finnois, Ahtisaari, de Tchernomyrdine, d'émissaires nord-américains, d'émissaires russes, pour que le médiateur russe et le président finnois parviennent à convaincre le président yougoslave, le 3 juin, à Belgrade, d'accepter la formule.

On raconte que le président finnois a abandonné la pièce, que l'envoyé russe est resté seul avec le président yougoslave qu'il a finalement convaincu. On saura un jour ce qu'ils se sont dit. Je ne critique donc pas les efforts russes à la recherche de la paix. Autre chose est que les dirigeants yougoslaves aient accepté ces conditions qu'on leur a imposées. J'ai mes idées sur les différentes variantes de ce qui aurait pu se passer. Je me bornerai à dire la position de l'OTAN, malgré son immense pouvoir, est d'ores et déjà très faible, parce que vous ne pouvez pas continuer de bombarder et de tuer jour après jour sous les yeux du monde qui suit le spectacle en direct. Il arrive un moment où tuer et encore tuer s'avère trop scandaleux et intolérable.

Mais à cette réunion-là, on n'a pas parlé du commandement des troupes. Ça se discuterait ensuite. Les Russes se sont opposés jusqu'au dernier moment à ce que les troupes qui ont participé à l'agression entrent au Kosovo, et c'était aussi la position des Yougoslaves. Ainsi qu'à l'idée d'un commandement unique sous les ordres de l'OTAN. Et leur opposition a duré jusqu'à la veille de la présentation de la résolution au Conseil de sécurité. Parce que les médiateurs devaient consulter les Chinois, qui étaient irrités, et à juste titre, par les méthodes de l'OTAN, par l'attaque de leur ambassade et par toutes ces choses-là. Les Russes avaient même accepté de discuter d'abord du projet au Conseil de sécurité, et seulement ensuite les modalités d'organisation et de distribution des forces de sécurité au Kosovo. Et ce n'est pas une bonne tactique de céder d'abord sur un point pour discuter ensuite d'un autre point important : vous cédez, et quand vous allez discuter la suite, on vous demande encore plus. Non, non, mon bon monsieur, du calme : nous allons d'abord bien préciser ceci avant, et ensuite je renoncerai à mon droit de veto, je soutiendrai l'accord et voterai pour !

Je connais des dirigeants russes qui ont fait des efforts sérieux et sincères pour trouver une solution à une situation vraiment compliquée et périlleuse. Ils se sont beaucoup affaiblis eux-mêmes et on ne les respecte pas autant qu'avant. Et voilà pourquoi la question du commandement des troupes est restée dans les nues.

Qu'à cela ne tienne ! Les Nord-Américains y ont vite trouvé une solution, celle qui apparaît dans l'allocution de leur représentant au Conseil de sécurité. Et voyez un peu cette formule ! Ils étaient en train de discuter en Macédoine avec les représentants des troupes serbes du Kosovo. Un jour entier, et aucun résultat. Ils sont revenus à la charge le second jour. Et ils ont profité de la situation pour demander une autorisation truquée. Oui, mais on ne l'a découvert que hier : l'autorisation portait sur le rôle que devait jouer l'OTAN. Ce n'est pas le G-8, ce ne sont pas les Nations unies, ce ne sont pas les Russes qui ont donné leur accord; ce sont tout simplement les Nord-Américains qui ont discuté avec ces chefs militaires serbes en Macédoine et, comme le dit le représentant dans son allocution, les autorités de la République fédérative de Yougoslavie ont accepté que la KFOR opère sous un commandement unifié de l'OTAN sous la direction politique du Conseil de l'Atlantique-Nord. Bref, ce sont les Yougoslaves qui leur ont donné la permission, et les Russes ont été complètement floués. Et un dépêche reçue aujourd'hui prouve qu'ils n'ont pas beaucoup apprécié !

Je vous raconte l'histoire en abusant un peu de votre patience - mais votre présence ici est volontaire, n'est-ce pas ? - et il ne me reste pas d'autre solution que de finir de dire ce que je dois dire (rires et applaudissements). N'allez pas croire que je touche des primes pour ce travail qui me coûte des efforts. Ce que je veux dire, c'est que, puisque vous m'avez amené ici - et c'est bien votre faute, après tout, vous comprenez ? et je suis bien le seul ici à ne pas être venu comme volontaire ! (rires)- je dois conclure les idées que je veux exposer, qui sont utiles aussi à notre peuple - que je ne peux oublier - car il voudrait savoir beaucoup de choses, et c'est l'occasion de le faire, même si ça prend du temps.

Qui donc a réglé le problème ? Les vaincus ont autorisé les Nord-Américains et ceux de l'OTAN, et personne d'autre, ainsi que le général anglais qui a discuté avec eux, en exécutant, bien entendu, des strictes instructions du maréchal Solana. Et avec mon meilleur respect pour le nouveau ministre des Affaires étrangères d'Europe, de l'Europe pré-unie. C'est un pré-ministre d'une pré-autorité supranationale, tel est son titre, à proprement parler. Ils n’ont plus besoin de rien.

Celui du Royaume-Uni a pris la parole ensuite, et voilà un autre extrait surligné : «Les autorités de la République fédérative de Yougoslavie et le parlement serbe ont accepté les principes et les exigences contenus dans la déclaration du Groupe des Huit du 6 mai et le document Tchernomyrdine-Ahtisaari.»

«La présente résolution et son annexe exposent en toute clarté les exigences essentielles de la communauté internationale.» Voilà donc que l'OTAN est la communauté internationale que Belgrade devra satisfaire ! «Ils prévoient aussi une présence civile internationale, dirigée par les Nations unies, en plus d'une présence internationale de sécurité efficace destinée à restaurer un environnement sûr au Kosovo... Aussi l'OTAN a-t-elle expliqué clairement l'importance de disposer d'un commandement unifié sous la direction politique du Conseil de l'Atlantique-Nord - pas des Nations unies - en consultation avec des collaborateurs non membres des forces de l'OTAN. Ladite force, axée sur l'OTAN, obéira aux ordres d'un général britannique. Le Royaume-Uni fournira la contribution principale, soit un minimum de 13 000 soldats.»

«En être arrivé à ce point, avoir obtenu l'approbation de Belgrade à toutes nos exigences a requis un grand effort diplomatique. Mon gouvernement remercie M. Tchernomyrdine, le président Ahtisaari et M. Talbott de leur contribution exceptionnelle. La participation positive du gouvernement russe, par l'intermédiaire de son envoyé spécial, et son rôle dans l'élaboration de cette résolution aux côtés des ministres du G-8, ont été indispensables.» Ils partent du fait accompli que ce sont les Yougoslaves qui ont autorisé l'OTAN à diriger les forces de sécurité.

Les Russes sont-ils contents par hasard ? Ah, non alors. Je n'ai malheureusement pas apporté cette dépêche dont je vous ai parlé, mais des nouvelles d'Europe parvenues aujourd'hui indiquent qu'une force russe d'environ cinq cents paras, cantonnée en Bosnie, a traversé la Serbie et roulait en direction du Kosovo à bord d'un peu plus de vingt véhicules blindés, de camions et de quelques chars, pour attendre sur place l'entrée des différentes forces, dans l'attente d'une solution au problème de la distribution des forces. Les forces russes ont dit en tout cas qu'elles n'accepteraient pas le commandement de l'OTAN.

Les Russes doivent être irrités pour, moins de vingt-quatre heures après l'adoption de la résolution et les interprétations nord-américaines, dépêcher une colonne de paras sur des chars blindés sans rien dire à personne. Il s'agit incontestablement d'une riposte à toutes ces interprétations. Une telle idée leur ronge les sangs. Et j'imagine que tout ceci a dû causer de traumatisme dans le pays. Ça doit être très difficile aux dirigeants russes d'accepter que leurs troupes, qu'elles soient deux ou quatre ou cinq mille, avec solde ou sans solde, se retrouvent sous les ordres de l'OTAN. Ceux qui ont déclenché cette sale guerre n'arrêtent pas de faire une tricherie après l'autre. Et ça, dès le début.

Voilà donc quelques idées des deux principaux leaders, les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Ce sont aussi les deux qui bombardent tous les jours l'Irak. Mais personne ne s'en souvient. Cela se passe tous les jours, c'est devenu une habitude, des pratiques de tir quotidiennes, pour maintenir le droit de larguer des bombes tous les jours. Et ça, pour leur compte, et personne, avec tous ces autres problèmes, ne s'en souvient.

Cuba avait dénoncé que la Yougoslavie avait été convertie en un terrain de tir.

Le 1er juin, autrement dit voilà à peine neuf jours, avant que le gouvernement yougoslave n'ait accepté le plan du G-8, Cuba a émis une déclaration où elle a abordé différents points. Elle recensait jour après jour ce qui se passait, chacune des cibles des attaques. Elle affirmait entre autres :

  La Yougoslavie est devenu un champ de tir d’essai. Des avions décollant des Etats-Unis larguent leur charge meurtrière sur le peuple serbe, regagnant leur base sans escale, réapprovisionnés en vol; des missiles sont lancés en vol depuis des distances qui les mettent hors de portée de la DCA; des avions sans pilote qui bombardent des hôpitaux et leurs malades, des logements et leurs habitants, des ponts et leurs passants, des cars et leurs passagers.

On pourrait penser qu'il s'agit d'une dénonciation gratuite de notre part. Eh bien, hier, 10 juin - neuf jours après - l'Agence France Presse a informé de Washington, sous la plume de Benjamin Kahn :

«Les bombardements de l'OTAN en Yougoslavie contre des cibles militaires et des infrastructures militaires ont permis aux forces de l'air nord-américaines de tester plusieurs armes high tech améliorées depuis la guerre contre l'Irak en 1991. Les bombes "intelligentes" conçues pour rectifier leur trajectoire en vol ont été utilisées pendant la guerre du Golfe, mais leurs nouvelles versions améliorées ont été employées en Yougoslavie dans des quantités sans précédent. Ces bombes guidées par ordinateur ont permis aux Etats-Unis de tuer des milliers de soldats yougoslaves à très grande distance, sans risquer leurs pilotes ou leurs troupes terrestres... Les observateurs soutiennent que ces nouveaux missiles de croisière et d'autres armes de pointe continueront d'être toujours plus utilisés du fait que les militaires étasuniens cherchent à améliorer leurs capacités d'attaque hors de portée des défenses ennemies.»

«Les missiles ont enregistré un autre progrès, depuis la guerre du Golfe : leur nez a été renforcé au titane pour leur permettre de pénétrer de grosses couches de ciment et de détoner en causant des dommages encore plus grands. La nouvelle génération de bombardiers furtifs B-2, les plus chers de tous, a aussi fait ses débuts en Yougoslavie. Coûtant chacun 2,2 milliards de dollars, dotés d'une technologie hypersophistiquée, fabriqués par Northrop Grumman, Boeing et General Electric, les B-2 ont décollé d'une base du Missouri, ont évité les défenses antiaériennes yougoslaves et ont largué de nombreuses bombes guidées par satellite à chaque passage.»

Selon une autre dépêche d'aujourd'hui, trois missions de ces bombardiers ont atteint 20 p. 100 de leurs objectifs où sont tombés les bombes et les missiles.

Je crois que monsieur Clinton s'est rendu aujourd'hui sur cette base aérienne pour féliciter affectueusement et fraternellement les super-héros qui, constamment hors de portée des armes ennemies, ont tué des centaines ou des milliers de personnes, et qui ont causé allez savoir combien de destructions. Un exercice de pratique avec la nouvelle technologie : les B-2, provenant directement du territoire nord-américain et sans faire la moindre escale intermédiaire, ont largué des tonnes et des tonnes de bombes. Il fallait les tester à tir réel contre des cibles réelles.

«La bombe utilisée par les B-2 JDAM est elle aussi nouvelle. Guidée par un système d'orientation GPS, elle pèse de 450 à 900 kilos et coûte 18 000 dollars.» Elle est relativement bon marché pour un avion qui coûte, selon le journaliste de Washington, 2,2 milliards de dollars.

Avec 2,2 milliards de dollars, selon les programmes de santé dont je vous ai parlé, vous pouvez calculer les centaines de milliers de vies d'enfants et d'adultes qu'on pourrait sauver en quelques années en Haïti, en Amérique centrale et à d'autres endroits semblables ! Oui, vraiment. On peut presque calculer combien on peut en sauver en un an. (Il fait des calculs.) Peut-être plus de 400 000. Sauver la vie d'un enfant ne coûte jamais plus de 500 dollars, qu'il s'agisse d'un enfant qui meure faute d'un vaccin qui coûte vingt-cinq centimes ou faute de sels de réhydratation, etc. comptez donc 500 dollars, ce qui est un chiffre exagéré. Avec 500 millions - mazette, ce serait tant ! - on pourrait sauver presque un million d'enfants, à condition qu'il y ait des médecins pour les soigner et des médicaments.

Avec un milliard, deux millions d'enfants; avec deux milliards, quatre millions d'enfants; avec 2,2 milliards, 4,4 millions d'enfants. Or, tout le monde sait, et l'OMS le sait, qu'environ 12 millions d'enfants, - de 10 à 12 millions, je ne me rappelle plus exactement le dernier chiffre en date, - meurent de maladies curables.

Sauver presque la moitié des enfants qui meurent dans l'année pour le prix d'un seul avion ! Que ce serait humanitaire, vraiment, d'investir ce que vaut un de ces avions pour sauver presque quatre millions et demi d'enfants ! Et encore je calcule fort, parce que dans les programmes de santé que nous proposons, les médecins ne coûtent rien. Les médecins, nous les payons ici en monnaie nationale. Pas un seul dollar à dépenser, donc, parce que nous continuerions de les payer ici, et nous avons même augmenté leur salaire tout récemment.

L'OTAN est en train d'écrire le manuel du parfait petit humanitaire ! Le plus triste, c'est la façon dont on peut mentir, faire de la démagogie, intoxiquer les gens...

Vrai, vous ne devriez pas partir avant d'avoir entendu certaines petites choses que j'ai encore ici.

Trois idées fondamentales. Je vous ai parlé du Groupe des Huit, et je vous ai dit quels sont ceux qui avaient présenté la résolution : des douze, sept sont de l'OTAN, c'est clair, hein ?

Oui, parfait, mais qu'est-ce que c'est que le G-8 ? C'est une société, un petit club de super-riches, les Etats-Unis, le Japon, l'Allemagne, entre autres, et les autres, immensément riches, et comme ils ont tant d'argent et tant d'influence, ce sont eux qui définissent les politiques monétaires pour le FMI, les mesures à prendre pour faire face à une crise, qui adoptent différents accords quand une crise éclate dans le Sud-Est asiatique, ou en Russie, ou quand il existe le danger qu'elle s'étende à l'Amérique latine.

Les sept richard se réunissent une fois l'an. Depuis la disparition de l'URSS, ils invitent de temps à autre la Russie avec laquelle les relations sont meilleures. L'Occident, et surtout l'Europe, a soutiré de Russie 300 milliards de dollars. Bien entendu, il n'est pas allé là-bas les chercher sous la menace du revolver. A quoi bon, d'ailleurs, car des gens se sont montrés si habiles en affaires qu'ils sont devenus multimillionnaires en quelques années.

À la suite des réformes prescrites par l'Occident, la Russie a terriblement souffert, son économie a chuté de moitié, sa défense s'est affaiblie considérablement. Pour octroyer un crédit de 20 milliards de dollars, l'Occident le lui rationne, lui impose toute une série de conditions qu'elle n'est pas en mesure de remplir, d'autant que certaines sont humiliantes. Et puis, que sont vingt milliards, dont elle avait tant besoin après la crise d'août, répartis tout au long d'une année ? Le quinzième des devises qui ont abouti en Occident. Et ce n'est pas tout : le rouble a été dévalué à deux reprises. Avant, le rouble était à la parité du dollar, et son pouvoir d'achat état supérieur. Et, en quelques années, son pouvoir d'achat a tellement chuté qu'il faut maintenant 6 000 roubles pour obtenir un dollar. Les épargnants, les retraités et les autres ont perdu. Tout l'argent de toute une nation des suites de la dévaluation.

Ensuite, ils ont instauré un nouveau rouble, qu'ils ont divisé par mille, si bien que maintenant il faut six roubles pour acheter un dollar.

Oui, mais une seconde crise est survenue, et le rouble, au lieu de valoir six pour un dollar, en a valu vingt-quatre, le quart, et les épargnants ont de nouveau perdu leur argent. Cela ne s'est pas passé qu'en Russie. L'Amérique latine se lasse de connaître ce genre d'expériences, les dévaluations périodiques. La monnaie devient un capital alouette.

Dans un pays où il a perdu à deux reprises ses économies, quel citoyen veut-il posséder son argent liquide en monnaie nationale ? Même si on lui offre un taux d'intérêt de 40, ou 50 ou même 80%. Ce qu'aucune économie ne supporte, par ailleurs. Et pourtant, c'est bien là le mécanisme que les théoriciens néolibéraux du Fonds monétaire recommandent aux pays : qu'ils élèvent le taux d'intérêt pour que les citoyens ne retirent pas leur argent. Si vous élevez ces taux à 80%, quelle budget peut le supporter ? C'est impossible. E puis, même si vous élevez le taux d'intérêt à ces niveaux là, la dévaluation peut atteindre 400 ou 500 p. cent, ce qui est sans commune mesure avec le taux d'intérêt. Que fait donc l'épargnant ou celui qui obtient un revenue face à cette insécurité ? Eh bien, il change son argent pour des dollars. Aucune banque ne peut résister à ça. De combien d'argent aurait besoin la Russie pour maintenir la convertibilité du rouble en devises ? Un vrai tonneau des Danaïdes en dollars !

Combien d'années devront-elles s'écouler pour que le citoyen d'un pays victime d'un problème de ce genre reprenne confiance dans sa monnaie ? Et pourtant, le Fonds monétaire vous exige la libre convertibilité et vingt conditions de plus qui sont en fait impossibles à appliquer. Il suffit de faire quelques petits calculs. Alors, et c'est bien ça le hic, les gens changent tout leur argent pour des dollars, le mettent dans un bas de laine ou le font sortir du pays.

La Russie s'est donc très appauvrie, est devenue très dépendante des crédits extérieurs. Et pourtant, je ne crois pas qu'elle doive l'être forcément. Ceux qui ont vécu l'expérience qu'a vécue Cuba, sans carburants, sans acier, sans bois, sans rien, et sans le moindre centime du moindre organisme international, savent que ce pays-là, compte tenu de ses énormes ressources, n'aurait pas besoin de crédits, tout simplement. Je n'en dis pas plus. J'ajouterais seulement que si nous avions ces ressources-là, notre rythme de croissance serait de deux chiffres, comme on dit, car, sans avoir rien de tout ça, nous sommes malgré tout, et malgré le blocus, en train de croître. Cette année, ce sera de 3 à 4 p. 100, en gros.

Nous sommes en droit de nous imaginer ce que nous pourrions faire. Le gros de nos recettes d'exportations sert à acheter le combustible, parce que la Révolution a apporté l'électricité jusque dans les recoins les plus reculés, dans les montagnes, que 95 p. 100 des foyers sont électrifiés, contre moins de 50 p. 100 au triomphe de la Révolution, alors que le pétrole valait sept dollars le baril et qu'une tonne de sucre vous permettait d'acheter de sept à huit tonnes de pétrole. Quand le camp socialiste s'est effondré, les cours du pétrole avaient fortement renchéri, et une tonne de sucre permettait juste d'acheter une tonne de pétrole.

Nous n'avons pas les immenses forêts de Sibérie, les gisements de gaz et de pétrole, ni d'importantes industries d'acier et de machines. Si nous n'avions que des matières premières, l'économie de notre pays - avec l'expérience que nous avons acquise, car il faut dire que nous avons appris et que nous avons dû apprendre à être plus efficaces, à mieux utiliser les ressources - aurait un taux de croissance de 12 à 14 p. 100.

La Russie - j'en suis convaincu, et c'est là la première fois que je le dis en public - peut se sauver, et ne doit pas dépendre forcément des crédits de l'Occident, et ses dirigeants le comprendront tôt ou tard. En tout cas, pour l'instant, elle dépend des crédits.

J'ai parlé du Groupe des Huit, qui comprend les sept plus riches du monde, dont six sont des membres de l'OTAN qui ont déclenché cette guerre et y ont participé activement; le septième n'est pas membre, mais constitue le principal allié stratégique des Etats-Unis dans le Pacifique : le Japon. Je n'ai pas l'intention de critiquer le Japon, avec lequel nous avons de bonnes relations et qui, lorsque nous avons été frappés par un cyclone à la suite d'une longue période de sécheresse, nous a offert spontanément une aide alimentaire, destinée à la partie la plus vulnérable de la population, de huit millions de dollars, ce qui nous a permis d'acheter trente mille tonne de riz. Et c'est là un geste que nous apprécions. Mais je me borne à exposer les faits.

Donc, six des plus riches de ce groupe de sept, exception faite du Japon qui n'est pas membre de l'OTAN, ont participé à l'attaque contre la Serbie.

Le huitième, la Russie, est - ironiquement - le pays qui s'est le plus appauvri en moins de temps. Son Produit intérieur brut par habitant est au niveau du tiers monde. Un pays appauvri, endetté et dépendant des crédits occidentaux. Je ne vais pourtant pas suggérer le moins du monde que ce sont là les raisons du pauvre rôle qu'il a joué au sein du G-8. Je crois que la Russie était vraiment très préoccupée par la crise qui s'était déclenchée, par le danger que représentait cette guerre aventurière, par son impact sur sa propre population et parce qu'elle y voyait, comme en un miroir, ce qu'il pouvait lui arriver un beau jour. Ses dirigeants ont dû prendre conscience de tout ce que le pays avait perdu en influence et en force. Je dois en tout cas reconnaître qu'ils soutiennent une position correcte en défendant un règlement politique des conflits et la Charte des Nations unies. Le discours de son représentant au Conseil de sécurité nous a paru critique et positif.

Voilà donc le Groupe des Huit. Les Sept avaient plus ou moins abandonné la coutume d'inviter la Russie, mais dans ce cas-ci, ils l'ont appelée, ils l'ont invitée aux réunions, et c'est dans ces circonstances que se produit...

Je vous ai parlé de la nouvelle de ce matin selon laquelle une colonne de paras russes est en train d'avancer sur le Kosovo, ce qui a surpris l'OTAN et tout le monde... Eh bien, il me semble voir là, incontestablement, une riposte à cette tromperie qui a consisté à négocier avec les Yougoslaves l'autorisation pour l'OTAN de commander les troupes de sécurité au Kosovo. Et cette autorisation n'a pas été décidée par les Nations unies, n'a pas été discutée avec la Russie, et c'est bel et bien en cela que consiste l'humiliation, la fourberie, la tromperie.

Pour résumer : l'OTAN attaque et s'enlise, invente une réunion des Huit, concocte un plan de paix - un plan de paix qui a provoqué pas mal de dissensions et de différends avec les Russes mais qui est finalement approuvé - le présente au Conseil de sécurité sans que soit réglée la question du commandement de la force de sécurité, une question que les Nord-Américains viennent juste de trancher sans que personne ne le sache et dont leur représentant informe en pleine séance dans son allocution : autrement dit, ils ont reçu l'autorisation des Yougoslaves de prendre le commandement des troupes dans la province de Kosovo. Voilà comment les choses se sont goupillées, et tout ceci me paraît parfaitement clair.

Je voudrais signaler un autre point. Nous nous sommes mis à étudier tout ce qu’on a pu de l'histoire de toute cette région, de l'histoire lointaine et récente, et nous avons réuni des informations intéressantes. Mais il y en a une qui m'a particulièrement frappé - et que notre ambassadeur a dénoncée hier aux Nations unies.

Quand Hitler a envahi la Yougoslavie, il a instauré à Zagreb un gouvernement fasciste qui contrôlait la Croatie, la Bosnie, l'Herzégovine et une grande partie de la Vojvodine, quasiment jusqu'aux portes de Belgrade. Ce régime fasciste, dirigé par Ante Paveli, a implanté la doctrine dite des trois tiers. Qu'est-ce que ça voulait dire ? Qu'un tiers des Serbes devaient être déportés, un autre tiers, assimilés et convertis de force au catholicisme, la religion officielle de la Croatie, - parce que les Serbes sont chrétiens, mais orthodoxes, et bien que les deux Eglises aient de doctrines assez proches, cela créait de toute façon des tensions - et le dernier tiers devait être liquidés physiquement. Et cette doctrine-là est devenue l'orientation politique de cet Etat qui s'est attaché à la mettre en pratique, mais avec des résultats inégaux en efficacité. Bien des convertis ont fini de toute façon par être liquidés, tandis que la déportation ne s'est pas avérée aussi facile qu'on le pensait, si bien que l'extermination physique s'est généralisée.

Pour moi, ç'a été une véritable découverte, un grand étonnement, parce qu'il s'est agit d'un vrai holocauste et d'une énorme ampleur. Si l'on part de la population totale de Serbes - pas de Yougoslaves - d'alors en Croatie, en Bosnie et en Herzégovine, il se peut qu'on ait éliminé - je dis : il se peut, parce que je n'ai pas encore fait des calculs exacts - un plus gros pourcentage de Serbes sur le total de cette population que le pourcentage de juifs exterminés pendant la seconde guerre mondiale sur l'ensemble de la population de cette origine. Il faudrait préciser les détails. En tout cas, l'Occident occulte ces massacres et ne le mentionne jamais.

J'ai tenté d'en savoir le plus possible de l'auteur de la recherche contenue dans ce petit livre : c'est un journaliste, qui participe à de nombreuses organisations humanitaires, d'éducation catholique, pas du tout proche du marxisme-léninisme ou du communisme. À la recherche de documentation, je suis tombé sur ce livre, je suis en train de réunir davantage d'informations. Ce journaliste a publié d'autres articles. Mais, en tout cas, ce livre-ci est très bien agencé et contient de nombreuses données intéressantes.

Que disent les chroniqueurs croates et que disent les chroniqueurs serbes ? Les Croates reconnaissent un total de 200 000 victimes au nom de cette doctrine des trois tiers. Les Serbes parlent, eux, d'un million. Que disent les sources les plus fiables ? Entre 400 000 et 700 000. Que dit une des sources considérées les plus fiables, les archives de l'Amirauté britannique ? N'oubliez pas en effet que le Royaume-Uni était alors l'allié de la Yougoslavie, qu'il participait à des opérations dans les Balkans, et que ces archives-là sont considérées comme importantes et sérieuses. Aborder cette question peut susciter un intérêt et pousser davantage de gens informés à en parler... Les archives de l'Amirauté britannique fixent à 675 000 les civils serbes de tous âges, hommes et femmes, dont de nombreux paysans, exterminés de sang-froid dans des camps de concentration ou sur place, car des village entiers ont été rasés. C'est là le chiffre qu'a utilisé hier notre ambassadeur aux Nations unies. Il existe d'autres données intéressantes. Et je soupçonne que le nombre de victimes a été plus élevé que ça.

Il existe une analyse de la population datant de 1941 dans les trois territoires : la Croatie, la Bosnie et l'Herzégovine, habitées par des gens de cultures, d'ethnies et de nationalités différentes. Encore qu'on ne puisse dire, à proprement parler, qu'il s'agisse de différences ethniques, parce que les trois nations sont d'origine slave et parle même la même langue, le serbo-croate. Les différences sont plutôt culturelles, religieuse, de caractère national. Une même ethnie, en effet, peut avoir plusieurs nations. En Amérique latine, par exemple, les gens ont bien des traits ethniques en commun, en plus de la langue. Ainsi, Saint-Domingue et Cuba sont de la même ethnie et constituent pourtant deux nations indépendantes.

Selon ces statistiques de 1941, donc, alors qu'il n'y avait pas encore de guerre, combien de Croates vivaient sur ce territoire-là ? 3 300 000 habitants. Quarante ans plus tard, selon le recensement de 1981, ils étaient 4 210 000. Une croissance de presque un million.

Combien de musulmans, qui sont aussi d'origine slave ? 700 000 en 1941; 1 629 000 en 1981, soit plus du double.

Combien de Serbes ? 1 925 000 en 1941. Et combien quarante ans plus tard, en 1981 ? 1 879 000, soit environ 45 000 de moins.

Partant de ces chiffres, des gens qui ont analysé la population, les us et coutumes, la croissance démographique, ont calculé que de 800 000 à 900 000 Serbes ont péri durant ces massacres.

Nous avons tous entendu parler d'Auschwitz et d'autres camps de concentration; certains de nous ont eu la possibilité de les visiter et d'avoir une idée de ce qu'on été ces camps de terreur... Et voilà que nous découvrons qu'il existait un camp d'extermination appelé Jasenovac, l'équivalent de l'Auschwitz polonais, où gisent les restes de centaines de milliers de Serbes, ainsi que de milliers de juifs, de gitans et de démocrates de toute origine ethnique. On dit que là, sous terre, se trouve la plus grande ville serbe après Belgrade !

Combien de vous le savez ? Quelqu'un le savait-il ou en avait-il entendu parler ? Nous nous proposons de continuer à en savoir plus. Que ceux qui le savaient veuillent bien lever la main. (Quelqu'un la lève.) Parfait, alors, appuie sur le bouton du micro et raconte-nous. (La personne dit qu'un livre sur la question a été publié en Serbie et traduit en plusieurs langues, mais que la population européenne en général ignore à peu près tout de cette alliance des fascistes croates avec les nazis et du génocide qu'ils ont perpétré.) Quel est l'auteur de ce livre ? (La personne dit qu'elle croit qu'il s'agit de deux Serbes.) Le livre dont j'ai tiré mes données - des données sur lesquelles nous voulons approfondir, parce qu'il est tout de même symptomatique que les Croates reconnaissent au moins 200 000 victimes - est de Josep Palau, un journaliste catalan qui est très lié depuis 1982 aux mouvements pacifistes européens et qui a occupé des postes importantes dans différentes organisations non gouvernementales, et qui a été même consultant des Nations unies.

J'ai demandé à notre ambassadeur à New York s'il possédait des informations, parce que nous lui avions recommandé ce livre (il le montre) et envoyé les références. On lui a dit dans une librairie qu'on pouvait le lui obtenir en six semaines. Alors, hier, nous lui avons envoyé aussitôt par courrier électronique une copie du livre. Il m'a dit qu'il avait lu un article très intéressant du même auteur, qui était considéré comme un des meilleurs connaisseurs de l'histoire des Balkans et de ces problèmes en général. Nous n'en savons pas plus. Voilà pourquoi j'ai demandé si quelqu'un d'entre vous le savait.

On s'explique, bien entendu, que les dirigeants yougoslaves n'aient pas voulu fouiller ce thème. Vous ne pouvez pas le faire quand il se passe des choses si terribles. Après des conflits qui durent des siècles, fouiller dans ces problèmes aurait conspiré sans aucun doute contre l'intention de créer une fédération solide, un Etat uni et juste, une société pacifique. Mais on peut se demander, en revanche, pourquoi l'Occident ne parle pas de ces massacres. À plus forte raison au moment où on a lancé des milliers et des milliers de bombes contre cette nation-là. D'autant que les massacres ne se sont pas bornés aux territoires de la Croatie, de la Bosnie et de l'Herzégovine, mais qu'il se sont aussi étendus à une partie de la Vojvodine que contrôlait le régime fasciste imposé par Hitler. Mais il semblerait que les chiffres ne concernent que les trois autres territoires, sans la Vojvodine.

Une fois calculée la quantité de victimes là où gouvernait ce régime, il faudrait la comparer avec celle des endroits qu'occupaient les fascistes italiens ou les fascistes hongrois pendant un certain temps.

Les massacres ont dû conclure fin 1942, parce que les forces guérilleras se sont consolidées en 1943 et qu'elles avaient déjà libéré de nombreux territoires. Je vais tâcher de trouver des données pour savoir quel pourcentage de la population de l'époque est mort dans les camps de concentration. Pas dans les combats, non, mais assassiné de sang-froid dans ces camps.

Oui, un holocauste. Pourquoi n'en parle-t-on pas ? Elles sont tristes et douloureuses, les histoires qu'on raconte au sujet de tueries et de nettoyage ethnique plus récents, et je ne doute absolument pas qu'ils soient vrais. Je n'y suis pas allé, je n'y ai pas assisté et je ne vais demander de documents. Il me suffit de connaître un peu l'histoire des haines qui se sont déclenchées et des conflits réels.

En tout cas, que je sache, la paix a régné entre toutes ces ethnies pendant es quarante-cinq ans d'existence de la République fédérative socialiste de Yougoslavie. Tito était Croate, mais il a su forcer l'affection des Serbes et des autres, parce que ce sont vraiment les Serbes qui ont constitué l'épine dorsale de la résistance. Qu'on n'ait pas parlé de tout ceci à l'époque de Tito, c'est tout à fait compréhensible. Mais aujourd'hui, dans une Yougoslavie démembrée dans une partie de laquelle il vient de se commettre un crime comme celui auquel nous avons assisté, alors il vaut sans doute la peine de faire connaître ces vérités.

Je tiens à préciser que je n'ai pas la moindre intention d'attiser les flammes ou d'accuser qui que soit, à plus forte raison un peuple, et je n'ai pas la moindre intention d'accuser les Croates de tout ceci. Ça reviendrait à accuser les Allemands des massacres perpétrés par Hitler et de l'holocauste des juifs, des gitans et de tant d'autres qui sont morts dans les camps de concentration, des tueries systématiques, des tentatives d'extermination de sang-froid d'une ethnie, d'une nation, d'une population multi-ethnique ou d'une seule ethnie.

Quand il atteint une tel ampleur, l'holocauste revêt une importance énorme. Accuser le peuple croate reviendrait aussi à accuser le peuple italien des crimes de ce clown Mussolini. Je ne voit pas comment l'appeler autrement, parce c'est bien ça qu'il était en bonne partie. Il a tué beaucoup de gens, il a envahi, il a fait la guerre, il a dépêché des troupes en Union Soviétique, et il serait injuste d'accuser un peuple des crimes qu'a commis un système fasciste. Je tiens à le préciser, sincèrement. Je ne prétends accuser personne, je m'en tiens aux faits historiques.

Il faut dire autre chose : les juifs, victimes de l'holocauste en Allemagne et ailleurs, ont noué de l'amitié avec les Serbes et leur sont reconnaissants d'avoir sauvé la vie de beaucoup d'entre eux. On dit même que la secrétaire d'Etat nord-américaine, s'est réfugiée en territoire serbe, quand elle était enfant, en provenance de Tchécoslovaquie et qu'elle a été accueillie et soutenue par les Serbes. Oui, les Serbes ont joué leur rôle, ils ont lutté héroïquement contre le nazisme. Et, je le répète, la position que nous maintenons et que nous maintiendrons est une position de principe.

Si vous en avez l'occasion, lisez donc les allocutions de notre ambassadeur aux Nations unies. Notre position sur le Kosovo y est très claire. Elle ne date pas d'aujourd'hui. En effet, douze jours après le déclenchement des bombardements qui, directement ou indirectement - mais à mon avis, bien plus directement - ont dû provoquer ou aggraver des conflits de toute sorte, nous avons proposé des médecins à une communauté catholique qui s'occupe de réfugiés. Elle nous a parlé de la tragédie qui se passait là-bas et nous lui avons proposé mille médecins. À peine douze jour après ! Ce n'est pas une histoire d'aujourd'hui ou d'une semaine à peine avant le débat du Conseil de sécurité. Nous ne l'avons pas dit publiquement, mais nous l'avons dit à cette communauté, et ensuite nous l'avons dit publiquement, voilà quelques semaines.

De même, quand les Nord-Américains, qui occupent une base sur notre territoire, ont eu la décence de nous informer - ce qu'ils n'accoutument pas de faire - qu'ils allaient y amener 20 000 Kosovars, en violation des termes de l'accord en vertu duquel existe cette base, un accord qu'ils ont d'ailleurs violé de vingt manières différentes, et pensant sans doute que nous allions refuser, nous leurs avons répondu : nous sommes absolument d'accord, et nous sommes même prêts à coopérer, nous pouvons même mettre à leur disposition nos hôpitaux, les services d'eau, et fournir toute l'aide à notre portée.

Après, ils ont mieux réfléchi, parce que c'était plutôt antipathique de déclencher une guerre qui provoque à son tour une émigration colossale, un vrai drame humain, et d'amener ensuite des réfugiés d'Albanie dans une base naval d'un pays tropical, allez savoir à quelle distance ! Ils en ont amené finalement deux mille dans une base de chez eux. De ce million de réfugiés, eux, les généreux, les humanitaires, ils en ont pris en charge, je crois, un tout petit peu plus de 2 000; la Grande-Bretagne, un autre tout petit peu. A eux deux, 0,8 p. 100, quelque chose comme ça.

Eh bien, oui, nous avons dit que nous étions disposés à ce que ces réfugiés soient accueillis sur un territoire cubain occupé par les Etats-Unis, nous nous sommes offert à leur fournir une aide médicale, et nous le réitérons aujourd'hui encore. Voilà notre position claire, catégorique : respect de leurs droits culturels, nationaux, religieux, soutien à leur autonomie. Nous sommes même allés plus loin - et il se peut que de nombreux Yougoslaves ou Serbes ne le comprennent pas : nous admettons l'idée de l'indépendance, si toutes les ethnies du Kosovo et les Serbes du reste de la république fédérative tombent d'accord pacifiquement et en décident. Oui, je dis que ça doit se faire d'une façon pacifique et par accord mutuel.

Je crois que cette possibilité existe, mais nous n'avons pas à nous mêler de ce thème délicat. Nous avons fixé nos positions, nous avons rempli notre devoir. Les choses, nous ne les faisons pas pour gagner des amis ou des ennemis. Parfois, nous blessons des amis tout en nous gagnant des ennemis, mais il y a quelque chose qui vaut bien plus que tous les avantages temporels : le sérieux et l'honnêteté.

Quand j'ai critiqué verbalement les Européens, je n'avais aucun sentiment d'animosité contre eux. Mais je pourrai parfaitement démontrer, le moment venu, que je les ai avertis avec beaucoup de précision, et seulement sept jours après le début des attaques, de ce qu'il allait se passer. Veuillez me pardonner de n'en dire pas plus et de conserver ces documents par-devers moi.

L'une des graves erreurs de l'Europe a été de s'allier, non aux forces modérées, mais aux forces les plus extrémistes, celles qu'elle qualifiait encore, à peine quelques mois avant, de redoutables terroristes. Le problème, c'est que ce mouvement, qui ne comptait que quelques centaines d'hommes armés, a fini par en compter en 1998 de 15 000 à 20 000 ! Il faudrait vérifier maintenant ce qu'a fait cette fameuse institution qui a pour nom la CIA, combien elle en a entraîné, quels armements elle leur a donnés, quelle tâches elle leur a confiées... Ce qui ne fait aucun doute, en tout cas, c'est que cette guerre a été presque programmée. Il me semble que la meilleure possibilité de paix consistait à soutenir les groupes modérés, et non les groupes extrémistes qui étaient considérés encore tout récemment comme des terroristes. Ces gens-là utilisent n'importe quel terme, n'importe quel qualificatif.

Et pourquoi - et c'est là la dernière idée que je veux exprimer à ce sujet - cette politique, cette offensive contre la souveraineté, cette tentative de balayer les principes de la Charte des Nations unies sont-elles inquiétantes ? Pourquoi invente-t-on toutes ces théories, toutes ces doctrines que j'ai mentionnées, tant de prétextes d'interventions humanitaires ou d'interventions contre des menaces globales ? Ou encore, comme je l'expliquais, cet autre concept de la diplomatie sous l'égide de la force ? Jusqu'à quand ?

Nous avons, nous autres, des expériences très amères au sujet de l'attitude des dirigeants politiques nord-américains. Ils en élisent de temps à autre un qui a, par exemple, une éthique religieuse. J'oserais citer un cas : Carter. Je n'imagine pas Carter faisant ce genre de guerre génocide. Mais nous avons connu un certain nombre de présidents des Etats-Unis dont on ne peut dire la même chose.

Nous venons de présenter une demande aux Etats-Unis pour 181,1 milliards de dollars - je vous en ai parlé et j'espère qu'on vous fera cadeau d'un exemplaire. Je crois que vous en avez un dans vos serviettes. Mais comme vous n'avez pas eu beaucoup de temps pour la lire, je vais juste signaler deux choses de cette demande, deux beaux exemples de cynisme. Je lis : «Nous en avons des preuves irréfutables de la véracité historique de ces faits et du cynisme et des mensonges qui ont accompagné invariablement toutes les actions des États-Unis contre Cuba, dans les documents préparés à l’époque par ceux qui concevaient cette politique d’agression et de subversion.»

La conspiration et les actions contre Cuba ont commencé dès la signature de la réforme agraire, parce que des sociétés nord-américaines possédaient ici 10 000, ou 50 000 hectares, voire, pour certaines, jusqu'à 150 000, et la réforme agraire a forcément porté atteinte à cette propriété. Et c'est à partir de là que les crimes contre Cuba ont débuté. Dès août, sont apparus les premiers actes de terrorisme, les premiers plans d'assassinat de dirigeants. Contre moi, ils en ont peaufiné un bon nombre, à partir de novembre 1959. Ça apparaît dans cette même section.

On n'avait pas encore parlé de socialisme à Cuba. J'en ai parlé le 16 avril 1961, lors de l'enterrement des victimes des bombardements réalisés par des mercenaires cubains à bord d'avions de guerre nord-américains peints aux insignes de notre force de l'air. Et l'ambassadeur nord-américain aux Nations unies, Stevenson, a été contraint de mentir effrontément, parce que l'explication officielle était qu'il s'agissait de pilotes mutinés de notre force aérienne. En fait, ces bombardements nous ont avertis que quelque chose allait se passer, nous avons vu un prélude au débarquement mercenaire dans cette tentative de détruire notre petite force de l'air qui en a réchappé parce que les avions de combat étaient dispersés et que les bases étaient défendues par des batteries antiaériennes. Une partie a été détruite, mais il nous est resté de toute façon plus d'avions que de pilotes, et ceux qui sont restés ont suffi pour le temps qu'a duré cette équipée.

Je disais donc que les mensonges ont invariablement accompagné toutes les activités des Etats-Unis contre Cuba. Voyez ce que dit une des sections de la demande : «Il peut être éclairant pour cette Chambre de savoir que c’est le 17 mars 1960, au cours d’une réunion à laquelle participent le vice-président Richard Nixon [un saint], le secrétaire d’État Christian Herter [qui n'est pas parvenu à la présidence], le secrétaire du Trésor Robert B. Anderson, le Secrétaire adjoint à la Défense John N. Irwin, le sous-secrétaire d’État Livingston Talimate Merchant, le Secrétaire d’état adjoint aux affaires interaméricaines Roy Rubottom, l’amiral Arleigh Burke, du Joint Chiefs of Staff, le directeur de la CIA Allen Dulles, les hauts fonctionnaires de l’Agence Richard Bissell et J.C. King, et les fonctionnaires de la Maison-Blanche Gordon Gray et le général Andrew J. Goodpaster, que le président Eisenhower approuve le "Programme d’action secrète contre le régime castriste" [la demande a signalé avant toute une série d'actions brutales] proposé par la CIA et autorisant, entre autres, la création à Cuba d’une organisation secrète de renseignements et d’action, l’Agence recevant les fonds nécessaires. Le général Goodpaster note au sujet de cette réunion dans un document récemment déclassé [comme quarante ans se sont écoulés, il déclasse, c'est une habitude] : "Le président [il s'agit d'Eisenhower] a affirmé qu’il ne connaissait pas de meilleur plan pour faire face à la situation. Le grand problème est la filtration et l’absence de sécurité. Tout le monde doit être prêt à jurer qu’il (Eisenhower) ne sait rien de tout ceci. (...) Il a dit que notre présence ne doit apparaître dans rien de ce qui se fait. »

Une série de choses vraiment sérieuses étaient déjà en train de se passer. Dès août 1959, des attaques pirates, des bombardements, des incendies de plantations de canne à sucre, à partir d'avions en provenance des Etats-Unis, le sabotage du cargo La Coubre qui a tué cent un citoyens de ce pays, quelques jours avant cette réunion. Cette réunion-là a été tout ce qu'il y a de plus formel, d'autant que la CIA avait recommandé mon assassinat le 11 décembre 1959, quand la Révolution n'avait pas encore fêté son premier anniversaire. Mais il y a d'autres choses encore plus répugnantes, et je vais les lire pour ceux qui ne les ont pas lues. Il s'agit d'un autre document déclassé. Nixon n'était plus vice-président ni Eisenhower, président. Le président, c'était Kennedy, après l'invasion de Playa Girón :

Le 7 mars 1962, l’État-major interarmes affirmait dans un document secret : « Le fait d'avoir déterminé qu'un soulèvement interne ayant des chances de succès était impossible dans les neuf ou dix mois prochains exige que les États-Unis prennent une décision relative à la fabrication d’une "provocation"  qui justifierait une action militaire concrète. »

Le 9 mars 1962, sous le titre de « Prétextes pour justifier l'intervention militaire des États-Unis à Cuba », le bureau du secrétaire à la Défense soumettait à l’État-major interarmes un train de mesures de harcèlement visant à créer les conditions d’une intervention militaire à Cuba.

Vous voyez, ils cherchent toujours des prétextes ! Voici donc les mesures soumis aux chefs de l'état-major interarmes par le bureau du ministre de la Défense :

« On pourrait planifier une série d’incidents bien coordonnés à [la base navale

de] Guantánamo ou aux alentours, afin de faire croire de façon vraisemblable qu’ils sont le fait de forces cubaines hostiles.

Les États-Unis riposteraient par des actions offensives en vue d’assurer les

ravitaillements en eau et en énergie, détruisant les postes d’artillerie et de mortiers menaçant la base. Puis viendraient des opérations militaires à grande échelle.

On pourrait créer un incident du type « Remember the Maine ».

On pourrait faire exploser un navire nord-américain dans la baie de Guantánamo et en rendre Cuba responsable.

On pourrait faire exploser un navire sans équipage à un point quelconque des eaux cubaines.

  On pourrait faire en sorte que cet incident survienne aux alentours de La Havane ou de Santiago, comme le résultat spectaculaire d’une attaque cubaine soit aérienne soit maritime, soit les deux.

La présence d’avions ou de bateaux cubains sur les lieux pour s’informer des intentions du navire suffirait à prouver que le bateau a été attaqué.

  Les États-Unis pourraient par la suite réaliser une opération de sauvetage par air ou par mer avec l’appui de chasseurs pour «évacuer» les autres membres d’un équipage inexistant.

  Les listes des pertes publiées dans la presse nord-américaine pourraient provoquer une vague favorable d’indignation nationale.

On pourrait développer une campagne terroriste cubano-communiste à Miami, dans d’autres villes de la Floride et à Washington, visant les réfugiés cubains qui cherchent asile aux États-Unis.

On pourrait couler un bateau rempli de Cubains en route vers la Floride (réelle ou simulée).

On pourrait essayer d’attenter à la vie des réfugiés cubains aux États-Unis, voire d’en blesser certains afin que les faits soient largement divulgués.

  Plusieurs actions pourraient aider à donner l’image d’un gouvernement irresponsable : faire exploser des bombes à des endroits soigneusement choisis, arrêter des agents cubains et rendre public des documents préparés attestant de la participation cubaine.

  On pourrait faire un simulacre d’expédition « depuis le territoire cubain et appuyée par Castro » contre un pays de la Caraïbe voisin de Cuba.

  L’utilisation d’avions MIG pilotés par des Nord-Américains pourrait renforcer les actes de provocation.

Le harcèlement d’avions civils, des attaques de bateaux et la destruction d’avions militaires nord-américains sans pilote par des MIG pourraient être des actions complémentaires utiles.

Un avion F-86 dûment camouflé pourrait faire croire aux passagers d’un avion civil qu’ils ont vu un MIG cubain, surtout si cela est corroboré par le pilote de l’avion.

On pourrait faire passer des tentatives de détournement d’avions civils ou de bateaux comme des actions encouragées par le gouvernement cubain.

On pourrait créer des incidents prouvant de façon convaincante qu’un avion cubain a attaqué et abattu un avion civil affrété qui faisait route des États-Unis à la Jamaïque, au Guatemala, au Panama ou au Venezuela.

Les passagers pourraient être des étudiants ou tout autre groupe de personnes ayant des intérêts communs pour noliser un avion.

On pourrait monter de toutes pièces un incident faisant croire que des MIG cubano-communistes ont abattu sans provocation dans les eaux internationales un avion militaire des États-Unis.

Cinq mois plus tard, en août 1962, le général Maxwell D.Taylor, président de l’État-major interarmes, confirmait au président Kennedy qu’il était impossible de renverser le gouvernement cubain sans l’intervention militaire directe des États-Unis, raison pour laquelle le Groupe spécial élargi a recommandé de rendre l’Opération Mangouste encore plus agressive. Kennedy a autorisé sa mise en marche et déclaré : « C’est urgent. »

1962. La crise des Missiles est proche. De fait, des nouvelles étaient parvenues aux oreilles des Soviétiques et aux nôtres aussi. Mais pas ce document que je viens de vous lire et que nous ne connaissions pas.

En tout cas, Khrouchtchev était absolument convaincu. Nous, nous étions habitués, nous passions notre temps à nous mobiliser chaque fois qu'arrivait une nouvelle d'une invasion. Nous n'avions pas intérêt à avoir ici des projectiles stratégiques, parce que nous préférions maintenir l'image de notre pays pour qu'il n'apparaisse pas comme une base de nos amis soviétiques.

En fait, la décision que nous avons prise a obéi à un sentiment de solidarité. Les Soviétiques nous avaient livré beaucoup d'armes avant Playa Girón. Nous ne possédions des centaines de milliers, que nous avions acquises dans le camp socialiste et en URSS, à partir de ce 4 mars 1960 où avait explosé ce cargo La Coubre qui apportait des armes de Belgique. Autrement, de mars 1960 à avril 1961, jusqu'à l'invasion de Playa Girón, soit un an et un mois, nous avions reçu des dizaines et des dizaines de bateaux transportant des armes soviétiques à travers la Tchécoslovaquie, des chars et des canons, de la DCA et des fusils.

Nous avons appris à les manier à toute allure, parce que les plus lourdes sont arrivées ici au premier trimestre de 1960. Au moment de l'invasion de Playa Girón nous avions quelques armes de l'armée de Batista, certaines que nous avions achetées en Belgique, mais le second bateau explose. Nous ne voulions pas leur donner un prétexte, comme au Guatemala, quand ils ont utilisé le prétexte d'un bateau qui apportait des armes au gouvernement Arbenz en provenance de Tchécoslovaquie pour le dynamiter. Au moment de l'invasion, nous avions formés et armés de centaines de milliers d'hommes, des milliers et des milliers d'artilleurs de toute sorte. Ils n'avaient pas beaucoup d'expérience, mais ils savaient manier ces armes et avaient un esprit combatif.

Les Soviétiques, donc, étaient très inquiets, parce qu'ils avaient reçu des nouvelles d'une invasion probable. Ils nous ont informé des sources de leurs informations, pas de toutes, mais en tout cas les plus importantes, d'où ils avaient déduit cette possibilité d'invasion, à partir d'échanges qu'ils avaient soutenus avec Kennedy et d'autres fonctionnaires de haut niveau.

Avant Playa Girón, ils n'avaient pas fait qu'expédier des armes, ils avaient aussi fait des déclarations très énergiques et avaient même mentionné les missiles. Ils étaient irrités, parce que la Révolution cubaine avait surgi comme une espèce de miracle qu'ils n'avaient jamais pu imaginer, une révolution qui n'avait pas été importée ni stimulée de l'extérieur par personne, une révolution authentique et foncièrement nôtre.

Tout ce que nous avons importé, en fait, ce sont les idées, ou les livres dans lesquels nous avions acquis une culture politique révolutionnaire, à laquelle nous avions ajouté quelques idées à nous pour les ajuster aux réalités de notre pays. Selon la thèse d'Engels, depuis l'ouverture des grandes avenues à Paris et l'invention du fusil à verrou capable de tirer cinq balles, il était devenu impossible de réussir un soulèvement insurrectionnel à Paris ou dans des villes analogues.

Nous, nous avons acquis une conscience révolutionnaire quand il y avait des avions, des chars, des canons, des communications et des tas de choses qui étaient inimaginables à cette époque-là, et c'est parce que nous croyons en une série de principes et que nous partions d'une tradition que nous avons conçu l'idée de la lutte armée, la stratégie et la tactique à suivre.

Aucun Soviétique n'a eu absolument rien à voir avec ça, personne ne nous a envoyé une arme ni donné un centime. Après, il y a eu sur ce sous-continent des mouvements révolutionnaires qui possédaient des dizaines de millions de dollars. Un jour j'ai calculé ce qu'avaient coûté l'attaque de la Moncada, le Granma et la guerre dans la Sierra Maestra, et je ne crois pas me tromper de beaucoup si je dis que tout a dû coûter autour de 300 000 dollars. Alors, comme ça, nous pouvons nous vanter d'un auteur record : celui de la révolution meilleur marché de l'histoire (rires et applaudissements).

Je vais être franc. Oui, nous avons été solidaire du mouvement révolutionnaire, nous ne l'avons jamais caché. Nous ne disons jamais de mensonges. Et nous n'informons pas l'ennemi, si ça nous chante, de ce que nous voulons lui taire, un point c'est tout. Mais nous ne disons jamais de mensonges ni à l'ennemi, ni à un journaliste ni à personne. C'est là un principe invariable.

Je vous expliquais donc cette histoire de la Crise. Nous savions que les Nord-Américains possédaient des fusées en Turquie et en Italie, des fusées de moyenne portée, qui faisaient mouche bien plus vite que les projectiles stratégiques et les bombardiers, et que la présence de ces quarante-deux projectiles plaçaient les Soviétiques, sans contredit, dans une position stratégique désavantageuse en matière d'équilibre. Alors, il n'aurait pas été juste ni honorable que nous, qui recevions les armes et le soutien des Soviétiques, et qui caressions même l'espoir qu'ils luttent pour nous, même si nous souhaitions vivement maintenir une image donnée de notre Révolution, de refuser de parvenir à un accord sur la question de fussés à moyenne portée. En fait, il aurait mieux value courir le risque de ne pas les avoir, même si, d'après ce que nous savons aujourd'hui, l'invasion était absolument sûr.

A l'époque, nous possédions une quantité d'armes et personnel préparé considérable, nous aurions été le Viet Nam du continent et nous aurions payé très cher.

Pourquoi l'attaque ne se produit-elle pas ? Nous recevions des nouvelles, bien entendu, mais nous y restions assez indifférents. Nous préférions une autre solution que des fusées. Notre mentalité était adaptée au genre de risque que nous courions, nous n'avions pas le moindre peur de l'impérialisme, loin de là. Notre guerre, qui avait été brève mais intense, nous avait dotés d'une certaine expérience et avait été une école insurpassable en faits qui avaient enrichi celle-ci. Les Soviétiques, eux, étaient absolument convaincus de l'invasion, et leur certitude aussi totale ne pouvait découler que de documents ou d'autres sources ayant eu accès à des informations sensibles.

Tout bien pensé, je constate que les recommandations des Nord-Américains dans cette recherche de prétexte datent du 9 mars 1962.

Les Soviétiques, on le sait, avaient des amis ou des collaborateurs dans de nombreuses institutions nord-américaines, qui participaient à des réunions regroupant des tas de gens et dont émanaient des tas de documents. À cette époque, je l'ai dit, nous ne connaissions pas ces documents. Mais quand je me rappelle minutieusement l'histoire de mes contacts avec les émissaires soviétiques, qui c'étaient, ce qu'ils ont dit et la façon dont ils l'ont dit, et la manière dont nous avons analysé et perçu tout cela, nous, je n'ai pas le moindre doute que ce que connaissaient les Soviétiques provenaient de source très sûre. J'en ai parlé à la direction révolutionnaire. Raúl, le Che, et d'autres dirigeants parmi les principaux, nous avons analysé tout ça et nous avons pris une décision.

Les émissaires soviétiques me demandent : Comment pensez-vous qu'on puisse éviter une invasion ? Je leur réponds : Une déclaration de l'Union soviétique affirmant qu'une attaque contre Cuba équivaudrait à une attaque contre l'Union soviétique. Ils me disent : Oui, oui. Mais comment la rendre crédible ? Et c'est alors qu'ils suggèrent l'installation de missiles. C'est alors que nous sommes allés analyser cette suggestion entre nous, à partir du concept que je vous ai expliqué, du sens de l'honneur et de la solidarité. Et nous avons répondu oui. Et ça, à peine quelque semaines après ces instructions secrètes pour provoquer des prétextes d'invasion.

Je devrais reconstituer un peu cette histoire, faire quelques recherches de faits et de dates et mieux préciser les choses, mais - puisque je me suis lancé là-dedans, je n'allais vous lire que ces passages - je peux vous dire qu'à partir du moment où nous avons souscrit un accord sur ce point, les choses sont allées très, très vite. Et voyez un peu : dès août, Kennedy accepte le plan en disant que c'est urgent !

Nous nous sommes peut-être économisé une invasion directe à l'époque. Des rumeurs au sujet de mouvements d'armes et de navires ont commencé à circuler en juillet-août, du fait de l'arrivée des projectiles, de fusées terre-air, et allez savoir combien d'armes, d'avions modernes et de bien d'autres choses. La Crise éclate en fait à partir du 20 octobre. Les Soviétiques avaient vu tout à fait juste, Khrouchtchev avait vu tout à fait juste, mais une telle certitude ne pouvait provenir que d'une connaissance de documents et d'activités des Etats-Unis auxquels ils pouvaient avoir accès parce qu'ils avaient bien plus de moyens que nous.

Nous en possédions quelques-unes, certaines importantes, mais nous avions surtout beaucoup d'intuition, de capacités de deviner et une habitude : ne jamais être pris par surprise par une attaque. Il était préférable de nous mobiliser vingt fois sans qu'il n'arrive rien plutôt que ne pas le faire et qu'on nous attaque. Un pays mobilisé est vingt ou vingt-cinq fois, pourrait-on dire, plus fort qu'un pays attaqué par surprise. C'est ce qui est arrivé aux Soviétiques, à Staline en juin 1941, quand il a fait l'autruche et enterré la tête dans le sable tandis que les Allemands concentraient trois millions de soldats aux frontières, des dizaines de milliers de véhicules, des milliers et des milliers de chars, des milliers et des milliers d'avions, et qu'ils ont attaqué un dimanche quand de nombreux officiers et soldats étaient en permission, et qu'ils lui ont détruit à terre presque toute son aviation. Une histoire incroyable que je connais bien, parce que j'ai beaucoup lu sur cette guerre et qu'elle a contribué à enrichir notre expérience dans bien des domaines.

Mais ce n'est que lorsque les Nord-Américains ont rendu ces documents publics que nous avons connu en détail ces plans macabres et leur manque de scrupules absolu. Le président dit : non, je ne sais rien, et vous devez jurer que je ne sais rien. Un autre recommande des formes de provocations honteuses pour justifier une guerre. Un autre, qu'il les accepte. Tous ces documents révèlent bien des choses. D'autres finiront par voir le jour, parce que c'est leur coutume de le faire, de déclasser des documents. Ça aide, indépendamment des preuves que nous possédons, nous. Parce que quelque chose comme Playa Girón est absolument facile à prouver. L'histoire complète du premier au dernier, comment ces gens-là ont été recrutés, où ils ont été entraînés, quels armes ils ont reçues. Nous avons fait 1 200 prisonniers que nous avons échangés contre des compotes pour bébés et des médicaments. Les USA ont payé des indemnisations. Voilà ce que nous avons fait.

Mais les Etats-Unis nous fournissent en plus des documents, des précédents, des faits. Maintenant, nous sommes lancés dans cette bataille légale, et j'espère qu'ils ne nous envahiront pas parce qu'ils y voient une menace globale.

Moi, oui, je peux vous parler d'une menace globale : les idées, les idées claires, celles que vous avez analysées et adoptées. Mondialisons les idées, étendons-les, faisons le miracle de les faire parvenir partout, comme je l'ai dit le premier jour. Ça, oui, ce sont des menaces globales : parler, raisonner, expliquer, démontrer. Si j'ai été pour vous excessivement long, pour moi, non.

Je vous ai parlé avec beaucoup de plaisir de tout ceci et je vous ai raconté certaines choses inédites, et je l'ai fait avec beaucoup de plaisir, de satisfaction. C'est le moins que je puisse faire pour répondre à l'honneur que vous nous avez fait, à la visite que vous nous avez faites, sans crainte ni terreur, parce qu'il faut être courageux pour nous rendre visite en certaines circonstances. Je parle des délégués au congrès. Les ministres, eux, c'est un peu différent, ils ont plus de pouvoir et sont un peu moins vulnérables que vous.

C'est du fait de votre esprit d'amitié, sincère, solidaire, que je me suis adressé à vous avec beaucoup de satisfaction pendant... je ne sais pas. J'ai du mal à calculer le nombre d'heures, mais si j'ai commencé à cinq heures de l'après-midi, alors je peux vous assurer que c'est loin d'être un record ! (Rires.) Espérons que ce soit utile.

Je vous remercie. (Ovation.)