ALLOCUTION PRONONCÉE, À LA CLÔTURE DE ¨ LA CONFÉRENCE INTERNATIONALE DIALOGUE DES CIVILISATIONS. L’AMÉRIQUE LATINE AU XXIe SIÈCLE : UNIVERSALITÉ ET ORIGINALITÉ ¨. PALAIS DES CONGRÈS DE LA HAVANE. LE 30 MARS 2005

 

Chers amis

 

Je parle de tous les invités, qu’ils viennent d’autres pays ou de Cuba. Je dois vous avouer que le mot « étranger » ne me plaît pas ; c’est un peu comme si je disais : « Chers êtres étranges » en m’adressant à vous.

            Sans doute ai-je rarement eu l’occasion – qui est aussi un défi – de rencontrer un groupe comme le vôtre. En fait, je devrais  être un devin pour savoir de quoi parler. J’ai la réputation de beaucoup parler, de m’étendre parfois trop, ce qui n’est pas mon intention cet après-midi, même si les intentions ne coïncident pas  toujours avec les résultats (rires)… Je regrette de ne pas avoir participé à vos débats, ce qui m’aurait beaucoup intéressé, mais j’ai eu en tout cas la chance de recevoir un résumé de vos activités et des différentes interventions.    

            La première chose que je tiens à faire, en tout cas, c’est féliciter  ceux qui ont eu l’initiative d’organiser une réunion comme celle-ci et de la baptiser d’un nom aussi suggestif : dialogue des civilisations.

            Si l’on ne connaissait pas déjà quelques-unes de vos réunions ou le contenu de vos tâches, on pourrait penser qu’il s’agit d’un groupe de gens désireux d’échanger des impressions philosophiques ou d’employer son temps à des échanges et à des réflexions intéressantes.

            Je pense, d’après ce que j’ai lu, que la teneur de votre dialogue est bien plus élevée et profonde que ce qu’on pourrait imaginer à partir du titre. Vous avez vraiment participé, me semble-t-il, à un dialogue que je ne sais trop comment qualifier : entre les civilisations ou pour les civilisations.

            Il faudrait d’ailleurs remonter au concept de « civilisation » et commencer par se poser la question : que sont les civilisations ? Quand j’étais un gamin et que j’allais à l’école  – ce qui n’est pas si vieux que ça (rires), il me semble que c’était hier – j’entendais déjà parler des premiers concepts au sujet du monde, de l’histoire, et l’on me disait que notre monde était civilisé, et que les Européens étaient même venus ici sur ce continent pour nous apporter la civilisation.

            On disait aussi qu’ils étaient partis en Afrique pour civiliser les Africains, et aussi vers le Pacifique, et vers l’océan Indien pour civiliser les Indiens, les Indonésiens, et un peu plus loin, jusqu’en Chine pour civiliser les Chinois.

            Ce n’est pas d’hier que nous avons tous entendu parler de ça. Quand j’étais gamin, j’entendais aussi beaucoup parler de Marco Polo, de ses voyages en Chine. Et l’on sait qu’il existait une civilisation chinoise depuis belle lurette, de même qu’il existait une civilisation indienne, et une civilisation du côté de l’Euphrate, plusieurs civilisations en Mésopotamie ; et tout ceci existait, ce qui est le plus curieux, avant la civilisation grecque et la civilisation romaine, et avant la civilisation européenne.

            Un jour, au cours d’une visite en Afrique du Sud, on m’a invité dans un village où l’on avait érigé une statue à un enfant qui était mort durant une protestation contre l’apartheid. Et je réfléchissais là : quand il existait déjà une civilisation en Afrique, à plusieurs endroits d’Afrique, les tribus barbares erraient encore de ci et de là en Europe.

            Nous savons tous que Jules César a tiré beaucoup de sa gloire en combattant avec ses légions les tribus barbares allemandes et qu’après avoir dominé les tribus barbares franques, il a conquis les Gaules – la fameuse guerre des Gaules – et qu’il est même arrivé jusqu’aux îles qui sont maintenant la Grande-Bretagne. Il y a même érigé un mur. Parce qu’il semble n’avoir pas pu dominer totalement certaines gens, et il a construit une muraille ! L’Europe. Je ne suis pas contre les Européens, n’allez pas croire : au contraire, je suis en faveur de la paix entre tous (rires) et du respect de la dignité de tous, et je respecte donc la dignité des Européens. Mais j’évoque l’histoire et je réfléchissais. Ainsi, par exemple, quinze siècles après la conquête de la Gaule par Jules César, les Espagnols – mes parents en partie – sont arrivés au Mexique et sont tombés, je pense, sur une civilisation, sur une ville qui était bien plus grande que n’importe quelle ville européenne de l’époque, sur Tenochtitlán, la capitale des Aztèques, une ville construite sur un lac, un chef-d’œuvre de génie civil, avec une agriculture prospère, développée. Elle comptait plus d’habitants et était plus grande que Paris, que Madrid, que Lisbonne et que tous ces endroits-là. Et les Espagnols sont partis conquérir le Mexique et lui apporter la civilisation.

            L’un des prétextes, selon ce que j’ai lu chez l’un des chroniqueurs de l’époque, Bernal Díaz del Castillo, c’est qu’il fallait les civiliser parce qu’ils faisaient des sacrifices humains. Eh bien, s’il fallait civiliser tous les gens qui  font des sacrifices humains, il y aurait encore bien des gens à civiliser dans le monde !

            Il faudrait civiliser, je pense, ceux qui bombardent des villes, ceux qui terrorisent des millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Et qui parlent ensuite de pertes civiles. Des pertes civiles, il y en a toujours dans les bombardements. Les Russes le savent mieux que quiconque. Parce que les Russes ont connu les bombardements sur Leningrad, les attaques surprise. Les Russes n’ont pas oublié ce 21 juin, quand les troupes d’Adolf Hitler, utilisant des milliers et des milliers d’avions, des centaines de divisions blindées parfaitement armées, des dizaines de milliers de chars d’assaut et de canons, ont attaqué par surprise et sans préavis ce « trou perdu » qu’était alors l’Union soviétique, et ces divisions ont foncé à toute allure, certaines sur Leningrad, d’autres tout droit sur Moscou et d’autres encore vers le Sud, sur Kiev.

            Ceux d’entre nous qui avons eu la possibilité de connaître et d’admirer les grandes prouesses du peuple russe, nous savons à quelles terribles adversités il a dû faire face soudainement, en quelques heures, alors que les soldats étaient en permission dans cette fameuse citadelle de Brest-Litovsk qui s’est défendue ensuite si courageusement et si héroïquement, malgré la surprise. Quand on étudie ces événements, on constate quelque chose qui dit beaucoup des valeurs historiques du peuple russe : alors que partout ailleurs, la nouvelle de chars ennemis sur les arrières impliquait que les armées levaient les bras en l’air et hissaient le drapeau blanc, les Russes, eux, ne se rendaient pas, les Russes ne hissaient pas le drapeau blanc.

            Et on se prend à réfléchir : que se serait-il passé si ce peuple avait été mobilisé, si l’armée russe et ses alliés avaient été en alerte de combat ? Nous autres, un tout petit pays, une petite île à côté du puissant voisin, combien de fois n’avons-nous pas dû prévoir des dangers et nous mettre en alerte de combat, parce que nous sommes décidés à ce que jamais personne ne puisse nous surprendre et nous attaquer à l’improviste ? Je ne vais pas fouiller dans l’Histoire ni parler de responsabilités, mais le fait est que si le peuple soviétique et ses forces armées avaient été mobilisés, je sais très bien où aurait pris fin la Deuxième Guerre mondiale : pas à Berlin, mais à Lisbonne. J’ose le dire en toute responsabilité. J’y ai pensé bien des fois, parce que j’ai lu bien des livres sur l’histoire de cette guerre écrits par des gens d’un bord et de l’autre. Nous savons tous que des millions et des millions d’hommes et de femmes sont morts. On a parlé de quinze, puis de vingt, puis de vingt-sept millions de citoyens de cet Etat multinational soviétique. La Russie était alors et reste encore en grande partie, bien entendu, un grand Etat multinational. Toujours est-il que des dizaines de millions de personnes sont mortes, je pense, à cause de cette imprévoyance.

            Je ne sais combien de livres on a publiés dans notre pays. Quand de graves dangers nous menaçaient, nous recourrions même à la grande littérature héroïque des Russes. Et des centaines de milliers d’exemplaires ont été édités pour inspirer à notre peuple l’idée que quand un peuple lutte et résiste, il peut vaincre n’importe quelle difficulté.

            Je veux dire par là que cet héroïsme des Russes n’a pas été pour nous quelque chose du genre d’héroïsme au sujet duquel nous aurions lu, comme ceux de Numance et de Sagonte qui ont lutté face aux troupes romaines jusqu’au dernier homme, jusqu’à l’extermination de la population, mais que nous avons vécu ensemble une partie de cette histoire, une partie difficile : vous, les Russes, vous l’aviez vécu avant, et nous autres,  nous l’avons vécue ensuite, parce que nous avons été constamment menacés d’invasions. Menacés non par l'île Caïmans, qui se trouve au sud de Cuba, qui mesure quelques kilomètres carrés et qui doit avoir de 8 000 à 10 000 habitants, mais bel et bien par le pays qui fait huit, ou neuf ou dix millions de kilomètres carrés, compte presque trois cent millions d’habitants et est la puissance qui a prévalu ces soixante dernières années des points de vue technique, économique et militaire, la superpuissance étasunienne. C’est un gros danger.

            Et nous nous inspirions des exploits du peuple soviétique, je dois le dire sans crainte de prononcer ce mot. Mais nous savons que l’âme de cette résistance, l’axe de cette résistance, le centre de cette résistance, c’était le peuple russe, sans vouloir diminuer en quoi que ce soit l’héroïsme des autres peuples qui se sont battus aux côtés des Russes.

            Retamar a parlé de l’invasion de la Russie par les armées de Napoléon. Napoléon avait été révolutionnaire, un représentant de la grande Révolution française, un génie militaire, indiscutablement, mais un génie militaire issue d’une Révolution : sans la Révolution française, il n’y aurait pas eu de génie militaire. Napoléon, sur sa petite île de Corse, aurait vécu ce qu’il lui aurait échu de vivre à cette époque, et personne n’aurait entendu parler de lui. Mais il y a eu une grande révolution, avec des luttes, des interventions, des invasions, tout le monde le sait. Et des chefs, de nombreux chefs sont sortis du peuple. C’est du peuple que sortent les chefs, surtout dans les grandes crises sociales.

            Ce ne sont pas les hommes qui font l’Histoire, c’est l’Histoire qui fait les hommes ou les figures ou les personnalités. Les hommes interprètent d’une manière ou d’une autre les événements, mais ils sont des enfants de l’Histoire. Sans ces processus historiques – et je vois là-bas l’ambassadeur du Venezuela, notre ami Adán, qui porte le nom du premier être vivant ayant habité cette planète et qui représente le pays de Bolívar – sans ces événements historiques,  on ne connaîtrait pas aujourd’hui le nom de Bolívar.

            C’est la grande crise, l’occupation de l’Espagne par Napoléon, la mise sur le trône d’un roi français, d’un frère – je crois qu’il était à moitié sot – du grand empereur qui a entraîné une rébellion en tant qu’acte, en premier lieu, de loyauté à l’ancien roi, non de la part de Bolívar, mais de la part de cette société qui était dominée alors par les secteurs les plus riches.

            En tout cas, sans ces événements historiques, sans cette révolution, personne ne connaîtrait aujourd’hui le nom de Bolívar si celui-ci était né trente ans avant ou trente ans après. On ne connaîtrait pas non plus le nom de Martí ni ceux de nombreuses grandes figures historiques dont le renom est provenu, non tant de leurs mérites que des événements historiques. Je peux en dire autant de tous les grands personnages. Martí, voyez le moment où il naît ; il était le fils d’un militaire espagnol, son père et sa mère étaient des Espagnols, et il naît doté d’une énorme sensibilité, il naît sur cette terre-ci à un moment de crise. Les grands événements historiques sont donc le produit des crises.

            Si je le dis, c’est parce que l’histoire – il existe bien des interprétations de l’histoire, c’est vrai – est faite de séries d’événements et qu’elle avance par étape. L’histoire dont je vous parlais, l’histoire de ces civilisations qui sont apparues avant la grecque et la romaine nous apprend bien des choses.

            Je pense que l’histoire de l’homme est l’histoire des guerres, l’histoire des conquêtes, l’histoire de la domination de peuples par d’autres, de groupes par d’autres. Les empires ont surgi à un moment donné, mais l’empire romain n’a pas été le premier. Il y a eu de empires avant. En Chine, par exemple. La fameuse armée de terre cuite que les Chinois ont déterrée est impressionnante par ce qu’elle reflète en tant qu’avancées sur les plans de l’art, de la culture, de la technique, de la civilisation.

            Il y a eu des empires en Asie. L’empire perse a été bien antérieur à l’empire romain, antérieur même au fameux empire d’Alexandre. A un moment donné,  Alexandre organise des armées – en fait, c’est son père qui les a organisées – et se lance très jeune à la conquête de l’Asie mineure et de tous les pays de la région. Ces armées se battaient contre un empereur perse. Je crois qu’il a détruit Persépolis. On dit qu’il y a apporté la civilisation grecque. Il est si curieux d’entendre que la civilisation grecque a pu inspirer la destruction d’une cité comme Persépolis, dont on a découvert des restes et qui a dû être sans doute une merveille. La civilisation mésopotamienne a aussi été détruite. Nul ne sait ce qu’il est advenu des fameux jardins suspendus dont il ne nous reste que de vagues idées.

            Une invasion après l’autre. L’Europe a été envahie par des vagues incessantes de tribus dites barbares qui ont fini par liquider l’empire romain, surtout que les légions romaines cessèrent  de l’être à un moment donné pour être constituées par des soldats de ces tribus barbares. Bien entendu, de grandes valeurs ont vu le jour à chaque étape et à toutes les époques. Ainsi les philosophes qui sont apparus avant notre ère, les philosophes grecs. On dit qu’Aristote a été le précepteur d’Alexandre le Grand. C’est en tout cas ce que racontent des histoires écrites par de vrais érudits qui ont connu les mœurs de cette époque : Aristote aurait été le précepteur du fils de Philippe de Macédoine.

            Bref, chaque étape a créé des valeurs, des cultures qui se sont ajoutées les unes aux autres. Mais, de toute façon, quand on parle de civilisations, on ne peut ignorer la civilisation maya, qui avait des connaissances de l’espace, ou la civilisation aztèque, ou la civilisation inca, ou les civilisations pré-incaïques.

            J’ai conversé avec des hommes éminents comme Heyerdalh, le fameux explorateur du Kon-Tiki qui s’est consacré à l’étude de ces anciennes civilisations et qui a beaucoup travaillé au Pérou. Il me racontait qu’il y avait des choses et des structures qu’on ne pouvait noter qu’à une altitude de deux ou trois mille mètres, dans la plaine, des constructions qui étaient des œuvres de génie civil, fruit de connaissances dans ce domaine que l’Europe ignorait quand elle a conquis ce continent. Ainsi donc, l’Europe nous a apporté ces civilisations de là-bas. Jusqu'à quand nous a-t-elle conquis ? Presque jusqu’à aujourd’hui. Et si je dis « presque », c’est que beaucoup de nous sont encore conquis et dominés par des civilisations qui se sont imposés sur les restes de celles qui existaient sur ce continent-ci. Ce qui ne veut pas dire que j’ignore les grandes valeurs que les conquistadores ont apportées, parce que toutes les civilisations ont créé des valeurs.

            Le hic, c’est que ces civilisations se sont affrontées mutuellement. Quand j’écoute cette expression : « dialogue des civilisations », il me vient à l’esprit l’idée d’un cumul de valeurs, l’idée d’un ajout des valeurs de toutes les civilisations. C’est comme lorsque vous parlez d’alphabétisation. Alphabétiser revient à inculquer aux ignorants les valeurs qu’ils n’ont pas pu connaître faute d’un maître, faute d’une école. Alphabétiser, c’est donc transmettre ces valeurs. Oui, mais alors, une question se pose : quelles valeurs transmettons-nous donc ?

            J’ai écouté avec émotion quand vous parliez de dire adieu au chauvinisme, de dire adieu au chauvinisme borné, de dire adieu aux haines, de dire adieu aux intolérances, de dire adieu aux préjugés. Il s’agit en effet d’apporter aux gens tout ce que toutes les cultures et toutes les civilisations et toutes les religions ont de bon, de les éduquer dans une éthique universelle vraiment nécessaire en ce monde néolibéral globalisé qui a fini par globaliser l’égoïsme, par globaliser les vices, par globaliser la soif de consommation, par globaliser les tentatives de s’emparer des ressources d’autrui, de réduire les autres à l’esclavage.

            On dit que l’esclavage remonte aux temps primitifs, à l’époque où les hommes se sont rendus compte, quand ils avaient atteint une certaine productivité, qu’il valait mieux conserver les prisonniers plutôt que de les tuer pour qu’ils puissent produire pour eux-mêmes et pour les autres. Il y a sans doute beaucoup de vérité là-dedans. Toujours est-il que l’esclavage existe depuis des milliers d’années.

            On dit que le passage de l’esclavagisme romain au féodalisme en Europe a été un grand pas en avant, à l’époque qu’on appelle le Moyen-Age, jusqu’au jour où on nous a découverts ici… Je dis « nous », parce que, même si j’ai une part du sang des découvreurs, je me sens fils de cette terre-ci, de cette île-ci. Mais je me sens par-dessus tout un fils de l’humanité. Nous avons ici un grand patriote, un grand philosophe, quelqu’un qui luttait pour l’indépendance de sa patrie contre le colonialisme espagnol, qui a dit un jour – et ce n’était pas encore l’époque de l’internationalisme – quelque chose qu’il vaut la peine de graver dans tous les siècles à venir : « La patrie est l’humanité ! » Cet homme s’appelait et s’appelle et s’appellera à jamais José Martí. Voyez un peu : « La patrie est l’humanité ! » Vous qui vous êtes réunis ici comme scientifiques, comme intellectuels, comme dirigeants religieux de plus de vingt-cinq pays pour soutenir ce dialogue de la civilisation, n’avez-vous pas eu l’impression ou le sentiment que « la patrie est l’humanité » ?

            Si je le précise, c’est parce que je hais le chauvinisme, parce que le chauvinisme me répugne, tout comme je condamne bien d’autres choses qu’a faites l’homme durant son long voyage ou à travers sa brève histoire… En fait, personne ne sait exactement si l’homo sapiens est né voilà cinquante mille ans ou cent mille ans ou voilà plusieurs centaines de milliers d’années. Les paléontologues passent leur temps à chercher des crânes pour savoir à quel moment de l’évolution de notre espèce l’homme est apparu. Et je le dis sans crainte, bien que je sache que beaucoup de vous sont des croyants, parce que le leader de l’Eglise catholique en personne a déclaré voilà quelques années – très courageusement, à mon avis – que la théorie de l’évolution n’était pas incompatible avec la doctrine de la Création. J’ignore bien entendu ce que pensent d’autres religions sur ce point concret, mais je les respecte toutes et je respecte toutes les opinions. Je cite tout simplement l’exemple de la façon dont l’Eglise catholique interprète ces connaissances-là. C’est nouveau, parce que les Eglises ont fini par apprendre et se sont efforcées de perfectionner leurs points de vue et leurs conceptions à partir de la recherche du Bien.

            J’ai fait mes études dans des écoles religieuses, et j’ai été critique et je le suis toujours de la façon dont on m’a enseigné la religion. D’une façon terriblement dogmatique. Toutes les personnes ne naissent pas égales et chacune a son caractère, sa manière d’être. Et je refuse les choses qu’on tente de m’imposer ou qu’on m’oblige à croire sans me persuader de ce qu’on veut que je croie. Chacun a sa façon de réagir.

            Je disais donc que les Eglises ont fait des efforts. L’Eglise catholique a critiqué les crimes commis ici, la conquête à feu et à sang de ce continent-ci ; elle a critiqué l’Inquisition, elle a critiqué la condamnation de Galilée, elle a condamné des faits horribles comme les bûchers où l’on châtiait les hérétiques. Le premier aborigène qui s’est soulevé dans notre pays – il n’était même pas d’ici où la population était pacifique, mais de Saint-Domingue où elle était plus combative – s’appelait Hatuey, et on l’a condamné à mourir sur le bûcher. Et un prêtre s’est efforcé de le persuader de se faire baptiser pour pouvoir aller au Ciel… Et l’histoire raconte – je ne sais pas si c’est vrai, mais c’est de toute façon une belle histoire qu’on nous apprenait tous à l’école primaire – que cet aborigène lui a demandé si les Espagnols allaient au Ciel. Et quand le prêtre lui a répondu que oui, ce rebelle s’est exclamé : « Alors, je préfère mourir pour ne pas aller à ce Ciel où vont les Espagnols ! »

            Voyez un peu quelle leçon ! Chaque homme qui passe laisse quelque chose. Ce rebelle qui est mort en prononçant cette phrase – qui peut être vraie ou fausse, mais qui l’a inspirée en tout cas… Quel bel exemple de dignité, d’héroïsme !

            Je disais que nous devons rectifier toutes les erreurs que nous avons tous commises et conjuguer toutes les valeurs que nous avons créées. C’est ainsi que j’interprète ce qu’on pourrait appeler un dialogue des civilisations dont je partage absolument l’esprit et qui me rend heureux. J’espère bien pouvoir participer un jour à un dialogue complet et non à une clôture de dialogue, sans devoir apprendre par un résumé ce dont on a discuté.

            Notre illustre visiteur que nous avons accueilli avec une grande satisfaction – et nous savons que ce n’est pas sa faute d’être arrivé en retard : on pourrait appeler ça une contradiction de points de vue, une contradiction de civilisations – nous disait avec quelle impatience votre prochain dialogue était attendu en Grèce. Tous ceux qui le souhaitent pourront y participer.

            A propos de la Grèce, je me suis rappelé quelque chose de très récent. Comme j’ai toujours été amateur de sport, je souhaitais voir des Jeux olympiques. Je n’y suis jamais allé, quoique je m’estime en droit d’y aller si je le souhaite. Donc, énormément de gens m’avaient invité en Grèce, même de l’Eglise orthodoxe de ce pays, et m’avaient promis de me faire visiter un fameux couvent. Et j’ai la tête pleine d’idées, de souvenirs, de choses qu’ils m’ont raconté au sujet de l’histoire de cette Eglise et de ce qu’ils avaient fait, de ce qu’ils avaient créé. J’étais très intéressé, parce que le patriarche oecuménique de l’Eglise orthodoxe grecque m’a rendu visite justement le jour où l’on a inauguré à La Havane l’église de cette religion, et l’on avait aussi parlé de la pose de la première pierre de la cathédrale de l’Eglise orthodoxe russe. Et tout ceci nous satisfait beaucoup, car il existe déjà dans notre ville une mosquée et parce que toutes les Eglises sont représentées ici. C’est pour nous un honneur que toutes ces Eglises soient représentées à Cuba. Je crois que notre pays a été un exemple de la façon dont peut fonctionner l’œcuménisme, non seulement sur le terrain religieux mais aussi dans le respect des sentiments d’autrui.

            Je ne pourrais pas être œcuménique vis-à-vis de ceux qui refusent à autrui le droit de penser et le droit de croire. Pour nous, qu’on accuse tant de violer les droits de l’homme, le premier droit de l’homme est le droit de penser, le droit de croire, le droit de vivre, le droit de savoir, le droit de connaître la dignité, le droit d’être traité comme tous les autres êtres humains, le droit d’être indépendant, le droit à la souveraineté en tant que peuple, le droit à la dignité en tant qu’homme.

            Si l’on va parler de droits de l’homme, alors il faudrait organiser une très grande réunion dans une salle comme celle-ci, entre nous, les accusés, et tous les farceurs et hypocrites du monde qui nous accusent – et Dieu sait s’il y en a ! – pour discuter de ce que sont les droits de l’homme et pour savoir quels sont ceux que nous avons violés, nous, et quels sont ceux que nous avons défendus depuis des dizaines d’années, sans renoncer une seule fois à nos principes. Beaucoup de vous sont des croyants – je ne le suis pas, moi, au sens traditionnel du terme, et que Dieu me garde de l’idée de me comparer à aucun autre personnage de l’Histoire : je ne parle pas ici à titre personnel, je parle au nom du peuple cubain, je représente les millions de personnes qui peuplent cette île – et se rappellent sûrement les premiers chrétiens. Eh bien, cette île-ci a été plus calomniée que les premiers chrétiens, plus calomniée que ceux qui étaient dévorés par les lions dans le cirque romain, plus calomniée que ceux qui vivaient dans les catacombes parce qu’ils avaient la foi.

            Il existe des croyances religieuses et des croyances politiques. Il existe des convictions religieuses et des convictions politiques.  Politiques au meilleur sens du terme, parce que ce mot de politique a été si manipulé, si discrédité… Il existe des idées politiques. Pour moi, des idées politiques, ce sont celles qui sont assez dignes pour que quelqu’un fasse des sacrifices pour elles, ou donne sa vie ou verse son sang pour elles ou meure pour elles, ou alors beaucoup de gens ou tout un peuple, le cas échéant. Des valeurs pour lesquelles il vaut la peine de se sacrifier. Parce que cette personne ou ce peuple défend des valeurs et sait que sans valeurs la vie n’existe pas. Bien mieux : sans valeurs, la civilisation n’existe pas. Bien mieux : sans valeurs, notre humanité ne survivra pas. Nous parlons de civilisations, qui ont été nombreuses et dont bon nombre a disparu. Mais nous pouvons nous demander combien de temps vont durer les civilisations actuelles si nous ne prenons pas les mesures pertinentes, comme vous les prenez, vous, pour que survivent, non plus les civilisations, mais notre espèce même, car, pour la première fois dans la longue marche de sa brève histoire, la survie de l’humanité est en péril. J’aimerais bien savoir – et que quelqu’un me réponde – s’il y a eu un moment où la survie de notre espèce a été autant en danger qu’aujourd’hui.

            Il y a eu auparavant l’Empire romain, et avant la civilisation grecque ou la gréco-romaine, et encore avant la civilisation égyptienne, et la civilisation perse, et la civilisation mésopotamienne dont j’ai parlé. Il y a eu des civilisations partout, là-bas et ici. Il est prouvé que l’homme qui s’est retrouvé de ce côté-ci de l’Atlantique avait le même développement mental et la même intelligence que ceux qui sont restés là-bas dans le Vieux Monde. Car l’on sait maintenant, grâce aux géophysiciens qui ont étudié la Terre, qu’il n’existait qu’une seule masse compacte de terre voilà trois cent cinquante millions d’années. La séparation de cette masse en deux hémisphères découle des lois de la physique, de la géologie : la masse compacte s’est brisée en deux, les deux parties se sont écartées, l’Antarctide aussi, et l’Australie. On sait même comment l’Himalaya s’est formé, on connaît les mouvements des couches tectoniques qui ont donné naissance à une chose et à une autre. L’homme n’existait pas encore voilà trois cent cinquante millions d’années,  ni même voilà trois cent millions.

C’est à cette époque que le pétrole a commencé à se constituer, ce pétrole si merveilleux, semble-t-il, et sans doute l’est-il, que notre homme civilisé est en train de détruire en moins de deux cents ans.

J’aimerais bien savoir combien il restera de pétrole dans le monde d’ici – nous sommes en 2005 – quatre-vingt-onze ans : en 1896, l’humanité consommait six millions de tonnes de pétrole par an ; aujourd’hui, elle en consomme quatre-vingt-deux millions de barils, soit presque douze millions de tonnes de pétrole par an ! Je répète : cet homo sapiens – dont il reste encore à prouver, chers amis et chères amies, la sagesse – consommait voilà cent neuf ans six millions de tonnes de pétrole par an et aujourd’hui presque douze millions par jour. Et cette consommation augmente à raison de deux millions de barils par jour, chaque année et ça ne suffit pourtant pas et les cours ne cessent de s’élever.

Et je ne mentionne qu’un seul problème, celui de l’énergie. On pourrait se demander combien de temps va durer cette commode énergie au rythme où la consomment nos si civilisés voisins… Pas le peuple, bien entendu. Je parle de son gouvernement – et pardonnez-moi d’en citer un, j’aurais voulu ne pas en parler pour ne blesser personne. Mais il faut avouer qu’on a bien le droit de rejeter une politique si civilisée, si humanitaire, opposée aux accords de Kyoto qui constituent une simple tentative, et bien limitée, de freiner la pollution atmosphérique… Surtout que notre voisin consomme le quart de l’énergie mondial à lui tout seul.

On parle maintenant de crise pétrolière. Elle existe et elle existera. La dernière la plus fameuse remonte à 1975. On dit que le pétrole coûte cher aujourd’hui. Non, il coûtait déjà cher en 1975.

Nous ne sommes pas un pays pétrolier. Bon, il se peut que nous le devenions. En tout cas, je me dis qu’au train où on pollue le monde, mieux vaut alors que le pétrole coûte plus cher, parce qu’on aura au moins l’espoir qu’il dure quelques années de plus avant qu’on ne nous empoisonne, qu’on ne nous intoxique, avant qu’on ne nous change totalement le climat, afin que nous ayons au moins l’espoir de voir tomber la pluie.

Notre pays traverse la pire sécheresse de son histoire. L’autre jour, j’ai entendu le tonnerre, et il m’a semblé me trouver dans un pays étranger… Comme lorsque j’ai visité la Russie pour la première fois et que j’ai vu la neige pour la première fois. Je ne l’avais jamais vue, et j’ai presque eu le même étonnement que voilà quelques semaines ici, quand j’ai entendu des coups de tonnerre. Le tonnerre accompagne généralement la pluie, il y avait des nuages, et il a effectivement plu. Oui, j’avais l’impression d’être à l’étranger parce qu’il y a bien des mois qu’il ne pleut plus dans notre pays. Des pluies sont tombées plus récemment, mais pas dans l’Est qui connaît une sécheresse terrible ; des centaines de milliers de foyers y reçoivent l’eau potable par camions-citernes, tout comme des millions d’animaux. Nous sommes en train d’installer de nombreuses canalisations d’eau en PCV pour régler ce problème au plus vite et pour ne pas avoir à transporter l’eau avec des camions-citernes qui dépensent du carburant au moment où celui-ci coûte cher. Pas très cher, mais cher, en tout cas. Calculez un peu combien il nous faut de camions-citernes transportant de l’eau…

Et ces perspectives ne sont pas pour les calendes grecques – vous voyez, on n’arrête pas de mentionner les Grecs ! – non, c’est pour aujourd’hui. Une sécheresse pareille nous oblige à dire adieu non seulement aux armes, comme le voulait Hemingway – nous ne pouvons pas encore leur dire adieu totalement – mais adieu à l’idée de vivre de l’industrie sucrière ou de la canne à sucre. La canne exige beaucoup d’eau. Nous avons rempli notre pays de retenues d’eau et de barrages qui sont maintenant vides pour la plupart. Un seul barrage, qui se trouve dans un endroit plus reculé, a encore un peu d’eau, mais c’est l’exception. Mais nous n’avons pas perdu l’espoir qu’il pleuve, bien entendu.

Je vois, par exemple, qu’il pleut énormément au Venezuela. Il peut trop à un endroit, donc, et pas assez ailleurs. Le climat est bouleversé, c’est le moins qu’on puisse dire, ce qui est l’une des conséquences de la pollution atmosphérique. Voilà pourquoi je disais : bienvenus les cours élevés du pétrole s’ils contribuent à ce que les fous deviennent un peu plus sages, à ce que les fous cessent de gaspiller les ressources naturelles et de détruire les conditions de vie naturelles sur la planète, afin que les civilisations puissent exister et dialoguer. Pour dialoguer, en effet, il faut d’abord vivre. Rappelons-nous ce philosophe qui disait : « Je pense, donc j’existe. » Mais on pourrait dire tout aussi bien : « Je pense parce que j’existe. »  Pour penser, il faut exister ; pour dialoguer, il faut survivre ; et pour survivre il faut vraiment se battre.

Je n’exagère pas le moins du monde, j’en suis convaincu, quand je vous dis que nous devons nous battre et nous battre très dur, je le répète, si nous voulons que les civilisations survivent ; bien mieux, si nous voulons que l’espèce porteuse, avec tous ses défauts et toutes ses erreurs, de ces civilisations survive. C’est sous cet angle que j’ai réfléchi au dialogue que vous avez engagé et à la réunion que vous avez tenue ici, et que vous allez tenir l’an prochain en Grèce à laquelle je ne pourrais malheureusement pas assister, même si vous m’invitez. En effet, malgré toutes les invitations, on m’a interdit d’assister à des Jeux olympiques. Ce n’est pas qu’on m’ait dit que ça m’était interdit, même si bien des interdictions pèsent sur moi en ce monde ! Je suis interdit de vie, tout simplement : je dois constamment éviter certaines choses, je dois constamment survivre, plus ou moins, parce que certains voudraient bien que je ne survive pas et font tout leur possible dans ce sens. Maintenant, ils sont un peu moins acharnés, car j’ai déjà un certain âge et ils pensent que la nature va régler le problème. Mais je sais combien ils sont impatients (rires), et je ne peux pas avoir un moment d’inattention, vous comprenez ?

J’ai lu dans un journal : « Castro n’a pas été invité. » Faux.  Un calomniateur a déclaré à un journal que Castro allait assister aux Jeux olympiques, et aussitôt les porte-parole du gouvernement concerné ont pris position… Je ne sais pas de quel gouvernement il s’agit, je ne sais même pas quel parti y gouverne, et ça ne m’intéresse pas outre mesure – et pardonnez mon franc-parler – s’il est de gauche ou de droite, et vous le saurez mieux que moi, je ne sais pas s’il y a eu un nouveau gouvernement, s’il y a eu des élections, si le gouvernement a changé. Ça m’est égal, en fait. En tout cas, je regretterais que vous m’invitiez à une conférence et que je ne puisse pas y aller. Je dois contourner de nombreux obstacles, parce qu’on me chasse de partout. Oui, il reste des empêchements. On m’oblige, par exemple, à voler dans deux avions, ce qui coûte cher, même si, comme vous le savez, je suis un des types les plus « fortunés »  du monde…

Oui, vous savez, cette minable revue étasunienne avec laquelle j’ai des comptes à régler, mais pas maintenant, parce que ces jours-ci je suis très occupé à d’autres choses. Mais elle ne perd rien pour attendre, elle aura droit à sa réponse, parce que ça fait maintenant plusieurs années qu’elle ressasse cette histoire à dormir debout et qu’elle m’oblige finalement à répondre. Je le ferai, parce que je suis bien obligé, mais je ne suis pas pressé, j’ai des choses bien plus importantes à faire. Dès demain, je dois aborder certaines choses très importantes et je ne veux pas perdre une minute.

Je vous disais donc que je suis l’un des types les plus riches au monde. Ce Palais où vous êtes réunis m’appartient. N’oubliez donc pas de payer. Je ne sais pas si les organisations touristiques vous ont fait payer, mais sachez en tout cas que ce Palais m’appartient. Tout comme m’appartiennent les centres de recherche, toutes les écoles et tous les hôpitaux que nous construisons, et les dizaines de milliers de médecins et les centaines de milliers d’universitaires que la Révolution a formés. Selon cette revue, le pays m’appartient. Jusqu’aux quelques poissons qui restent encore dans le coin m’appartiennent, vous comprenez ? Et les oiseaux migrateurs qui survolent ce pays. Imaginez un peu : ce Palais est pour moi une bonne affaire ! Mieux vaut en rire. En tout cas, comme rira bien qui rira le dernier, je réserve à cette minable revue un chien de ma chienne dont elle va se repentir (applaudissements). Mais je ne veux pas parler de ça maintenant, je ne veux pas me distraire. En tout cas, sachez-le, je suis l’un des hommes les plus riches au monde, au sixième rang, je crois. Je ne sais pas quel rang tu occupes, toi, mais on a dit par ici que tu es quelqu’un qui a eu beaucoup de réussite comme homme d’affaires, et ce d’une manière honnête. Et Bill Gates ? On dit que c’est l’un des plus riches, bien qu’un certain nombre de rivaux commencent à lui faire concurrence d’une façon ou d’une autre. De toute façon, il serait indigne que je sois le propriétaire de ça, il serait indigne que je sois riche, je vous le dis franchement. Je n’ai pas le droit d’être riche.

Quand j’étais enfant, mon père avait de l’argent et on disait que j’étais riche. Riche au niveau d’un latifundio, bien entendu, ce n’est pas être riche au niveau de Bill Gates, tant s’en faut. Mais je ne suis pas riche et je n’ai pas le droit de l’être.

Je vous disais donc, en commentant ces points, que je dois partir avec deux avions, parce que, à supposer que quelqu’un m’attende avec un stinger pour m’abattre, il ne sache pas dans quel avion je voyage ; et je dois faire des manœuvres, parfois c’est mon avion qui atterrit le premier, parfois c’est l’autre. Parfois, juste après le décollage, j’ordonne d’éteindre toutes les lumières, pour ne pas faciliter la tâche de l’individu au stinger. Ainsi donc, si vous m’invitez là-bas, sachez que c’est à mes risques et périls, et je dois vous avouer que j’apprécie la vie plus que jamais. Savez-vous pourquoi ? Eh bien, parce que je veux consacrer le peu de temps qu’il me reste, avec toute la force et toute l’expérience accumulée de nombreuses années, à ce que nous sommes en train de faire maintenant. N’allez pas croire que je réclame beaucoup : il me suffit de deux ou trois ans, pas plus, pour tirer tout le profit de presque cinquante ans dans ce métier (applaudissements).

N’allez pas croire que je tremble pourtant de mourir demain. Non, non, j’ai une très grande capacité de résignation et de patience, mais je suis aussi très enthousiasmé par ce que nous faisons actuellement. En tout cas, si vous voulez, si vous êtes patients et à condition que ce soit avant vingt heures, je peux vous parler de certains autres points qui peuvent vous intéresser. Je ne suis pas venu dire ici des choses qui m’intéressent, je me suis efforcé de deviner ce qui pouvait vous intéresser, vous, de reprendre certaines de vos idées. Je crois que vous avez posé des questions et discuté de choses différentes de celles que j’ai abordées. C’est en philosophant un peu au sujet des civilisations que j’en suis arrivé là.

Ce que je pourrais vous dire de plus important, il me semble, c’est que je suis convaincu que la survie de notre espèce court des risques, et des risques réels. Comme vous avez fait un si long voyage et que vous avez eu la superpatience d’attendre que je vous adresse quelques mots, c’est bien là la chose la plus importante que je pouvais vous dire : j’ai ce sentiment et j’ai cette conviction, qui ne reposent pas sur des fantaisies, mais sur des faits, sur des calculs, sur les mathématiques. L’humanité court des risques et il faut sauver, non seulement la paix, mais encore notre espèce. Et je crois que nous pouvons la sauver. Je n’en parlerais pas si j’étais pessimiste, si je pensais que le problème est insoluble. Je crois qu’il y a une solution, et je suis habitué à faire face à des problèmes difficiles, je ne suis pas quelqu’un qui vit dans l’imagination. Je crois qu’on peut régler le problème, ce qui est le plus important. Mais je peux vous parler d’autres thèmes.

            Non, je n’avais pas l’intention d’aller aux Jeux olympiques, parce que j’ai en fait des tâches très importantes ici. Je ne suis même pas allé à ceux de Moscou, et si je suis allé à ceux de Barcelone, c’est parce qu’il y avait une rencontre internationale et qu’on nous a amené voir l’inauguration. Je connais en revanche la quantité des médailles que remportent les Cubains. Notre pays a le plus grand nombre de médailles d’or par habitant, en Jeux olympiques de toutes sortes. Je ne le dis pas par chauvinisme, bien que nous le soyons parfois en sport. Je ne suis même pas chauviniste en sport. Il est vrai que je me passionne quand il s’agit de notre équipe, et c’est logique, mais je suis capable de reconnaître les mérites et les capacités de l’adversaire qui nous bat loyalement à une compétition sportive. Pas en boxe. En boxe, on nous a volé des médailles d’or en quantités industrielles parce qu’il existe une mafia qui règne sur ce sport. Dans ce sport et dans d’autres, ce n’est pas l’esprit olympique qui règne, mais des mafias.

            J’apprécie donc les Jeux olympiques, bien qu’ils ne soient que pour les pays riches, les USA, le Japon, l'Australie ou autres pays avec un haut degré de développement. C’est par miracle que la Grèce a pu obtenir de les organiser en tant qu’inventeurs de ces jeux voilà deux mille ans. L’homme qui est arrivé en courant pour annoncer le résultat d’une bataille… Laquelle était-ce de ces si nombreuses batailles ? Une des milliers de batailles qui ont eu cours dans l’histoire. Comme si l’homme s’était consacré presque uniquement à ça… (Quelqu’un lui souffle : « La bataille de Marathon. ») C’est ça.

            Aux Thermopyles, un paysan a parlé de deux millions de soldats. C’est absolument irréel. Quand j’ai lu cette histoire à l’école primaire, j’ai cru que c’était vrai, que cette quantité d’hommes était passée par là. Un jour, en visite en Turquie pour une conférence internationale, on nous a fait traverser le Bosphore où l’histoire raconte qu’Ataxersès avait mis ses bateaux pour faire passer son armée de deux millions d’hommes, tandis que les Spartiates l’attendaient aux Thermopyles avec leurs trois cents hommes. Demandez donc un peu à l’état-major étasunien comment on peut assurer la logistique de deux millions d’hommes ! Il y faudrait toute la marine marchande, toute l’aviation pour apporter ce dont ont besoin deux millions de soldats, à plus forte raison s’il faut leur fournir le coca-cola, les glaces, les soldats, du rata de première qualité. J’ignore de quoi s’alimentaient ces soldats perses.

            Mais il y a eu, parmi tant de batailles livrées par les Grecs, cette bataille qui a donné lieu à cette course. Et comme vous avez été les fondateurs des Jeux olympiques, vous les avez obtenus avec l’appui de tout le monde, dont le nôtre, parce que nous avions défendu le droit des Grecs d’organiser des Jeux olympiques. En tout cas, le seul pays non multimillionnaire à avoir pu en organiser, c’est la Grèce parce qu’elle a eu la chance, voilà deux mille ans, de recevoir la bonne nouvelle d’une bataille gagnée contre l’un des empires de l’époque. Quel dommage que nous n’ayons pas eu l’idée au moment de Playa Girón d’envoyer un coureur porter à toute allure la nouvelle jusque dans l’Est du pays que les forces mercenaires avaient été défaites en moins de soixante-douze heures ! Une autre petite bataille gagnée par la Révolution contre des troupes mercenaires escortées par l’escadre des Etats-Unis, ce qui n’est pas un mince mérite. Non, nous n’y avons pas pensé… A l’époque, il y avait le téléphone, la radio et tout le reste, et personne n’a dû faire cette course. Et cet empire-ci était aussi puissant que cet empire-là. Il y a donc eu une petite bataille, la bataille de Girón. Tiens, Girón, Marathon, ça rime… L’un de si nombreux poètes de notre pays pourrait presque écrire des vers là-dessus.

            Donc, on vous a accordé les Jeux olympiques. Maintenant, ça se dispute à coups de gros investissements. Il faut être multimillionnaire. Les Chinois les ont obtenus pour 2008 au bout d’une dure bataille et parce qu’ils sont presque devenus le moteur le plus important de l’économie mondiale. Je ne vois pas qui va pouvoir battre les Chinois quand ils organiseront un spectacle comme les Jeux olympiques.

            J’ai la mauvaise habitude, pardonnez-moi, de dire ce que je pense, ce que je crois être des vérités.

            Donc, je me suis un peu dévié de ce que je disais : je tenais à vous dire combien j’appréciais, pour son importance, cette réunion-ci et à vous inviter à continuer de faire ce que vous êtes en train de faire.

            Vous avez abordé des questions très importantes, régionales, internationales ou en rapport avec la paix. J’espère que vos communications seront réunies dans des mémoires et qu’elles seront divulguées pour qu’elles ne restent pas confinées dans un cadre réduit. Vos discussions m’ont paru très utiles, très libres. Chacun a pu s’exprimer sans crainte dans un sens ou dans un autre, chacun a dit ses vérités, et je crois que ça en valait la peine. Je peux vous assurer de tout notre appui, de toute notre coopération dans la mesure de nos possibilités.

            C’est mon appréciation. Sans faire intervenir les sentiments. Les sentiments sont intervenus ici quand Retamar a pris la parole pour dire, entre autres choses, combien les Cubains étaient heureux de voir tant de représentants de Russie à cette conférence.

            Je me suis rappelé l’histoire que nous avons vécue en commun pendant trente ans. La coopération russe a été très importante pour nous, ou plutôt la coopération soviétique, parce qu’il existait un Etat soviétique. Maintenant, c’est l’Etat russe. En fait, celui-ci a hérité pratiquement toutes les attributions et les responsabilités fondamentales de l’Etat soviétique, son poste aux Nations Unies, ses prérogatives de pays puissant. Et vous avez aussi la mission de le défendre, parce que vous courez des risques, sans aucun doute, si une politique impérialiste égoïste, une politique irresponsable, une politique belliciste continue de s’imposer. Nous courrons tous des risques, pas seulement les Cubains : les Nord-Coréens, les Russes, les Chinois, le reste du monde. N’allez pas croire que les Européens sont à l’abri des risques, à plus forte raison quand la concurrence économique et commerciale, la concurrence dans la lutte pour s’assurer les matières premières, l’énergie et les ressources naturelles est toujours plus forcenée entre ceux qui veulent tout avoir.

Et je ne parle pas du peuple étasunien envers qui nous éprouvons, et ce n’est pas de la diplomatie de ma part, une admiration sincère. Nous n’avons jamais cultivé la haine, nous n’avons jamais encouragé aucune sorte de chauvinisme, de fanatisme ou de fondamentalisme. Les fondamentalistes de la guerre et de la violence, c’est eux !

Quand j’ai évoqué tantôt ce 1er juin où l’Union soviétique a été attaquée par surprise et à titre préventif, j’ai pensé aussitôt que j’avais écouté tout récemment des choses de ce genre, dites dans une académie militaire par le principal dirigeant de cet autre puissant pays qui a affirmé aux officiers qu’ils devaient être prêts à attaquer par surprise et à titre préventif n’importe quel « trou perdu » du monde, parlant alors d’une soixantaine de pays et plus. Et nous savions nous, en l’écoutant, que nous étions l’un des trous les plus perdus du monde, selon cette manière de voir les choses, selon ce fondamentalisme, selon cette technologie, selon cette conception fondée sur l’ignorance. Oui, sur l’ignorance, il faut bien le dire. Ignorance, ça veut dire ne savoir absolument rien de ce qu’est le monde, des problèmes du monde, des réalités du monde. Oui, l’ignorance, je le répète, autrement dit ne savoir absolument rien, et le monde va vraiment mal quand la superpuissance la plus puissante qui ait jamais existé, capable de détruire une dizaine ou une vingtaine de fois la planète, est dirigée par des gens qui ne savent absolument rien de rien. De quoi en mourir d’avance d’une attaque cardiaque, si notre cœur n’était pas solide, et nos consciences aussi.

Je disais qu’il fallait sauver l’humanité. Et la seule arme qui puisse la sauver, c’est la conscience.

J’exprime là une pensée avec laquelle je suis conséquent. Je parlais de l’homme, de la longue et à la fois brève histoire de notre espèce qui comptait voilà deux cents ans un milliard de membres au terme de plusieurs dizaines de milliers d’années, qui a atteint les deux milliards cent trente ans après, puis les trois milliards en trente ans à peine, et est passée de cinq à six milliards en dix ans. Ne l’oublions pas. Notre planète compte aujourd’hui plus de 6,5 milliards d’habitants. On ne peut que s’étonner de la pauvreté, du retard, de la famine, des maladies, de la carence de logements, d’hygiène, de santé régnant dans notre monde où des pays africains connaissent des espérances de vie d’à peine trente-six ans qui peuvent même tomber à trente ans d’ici dix ans. Je parle de cette humanité qui doit faire face à des problèmes inconnus à ce jour.

Je vous parlais des guerres. Je pourrais vous répéter ce que j’ai dit à de nombreux compañeros : notre espèce dans son évolution a engendré l’homme qui est vraiment une merveille digne de survivre.

J’ai une grande confiance en l’homme, en ses capacités.

Pourquoi, dans la Révolution cubaine, l’éducation a-t-elle été quelque chose de fondamental ? Parce que l’homme naît bourré d’instincts. L’éducation est le processus qui permet d’inculquer des valeurs à cet être qui naît bourré d’instincts. Ne l’éduquez pas, laissez seul dans une incubatrice, dans une machine qui veille sur lui et le nourrit, et vous verrez bien quelle éducation il aura, et s’il peut en sortir ce qu’a créé l’imagination des cinéastes étasuniens, Tarzan, l’homme-singe, cet individu des films de notre enfance, dont on ne sait pas trop comment il est né quelque part en Afrique. Tarzan, le gars intelligent au milieu de tribus qui avaient leurs marmites prêtes pour se manger les unes les autres.

Ah oui, parce qu’on nous a inculqués cette idéologie-là quand nous étions enfants : les Africains étaient des cannibales qui se mangeaient les uns les autres ! Et ça dans des tas de films. Rien qu’à juger par les films que nous voyions, nous aurions tous dû être de racistes et des hyper-réactionnaires.

Oui, on nous a fait ingurgiter des doses létales de barbarie, des doses létales d’inculture, de mensonges. Et pourtant, sans pouvoir détruire les idées dans notre pays.

Voilà pourquoi le je dis : l’éducation, c’est inculquer des valeurs positives créées par l’être humain ; ces valeurs dont je vous disais qu’il fallait les conjuguer. C’est donc pour nous une question fondamentale que la création et le cumul de valeurs.

Qu’est-ce qui l’emportera : le mensonge ou l’ensemencement de valeurs ? L’homme sera-t-il capable de faire prévaloir les vraies valeurs ou les mensonges ? Devra-t-il être maître des grandes chaînes de télévision ? Est-ce indispensable ? Non, soyons maîtres des connaissances, même s’il s’agit d’une minorité ; soyons maîtres de l’information ; communiquons entre nous à travers les moyens techniques : en effet, face aux chaînes du mensonge, il y a les chaînes qui peuvent être constituées par les ordinateurs grâce auxquels vous pouvez entrer en contact avec quelqu’un qui vit en Australie, aux USA, partout dans le monde, et échanger des idées.

L’homme a créé la technologie par laquelle il peut faire prévaloir les vérités.

Nous, par exemple, nous avons utilisé la télévision. Il existait encore tout récemment dans notre pays deux chaînes. Maintenant, il y en a quatre, et 62 p. 100 du temps de transmissions est de nature éducative, autrement dit les chaînes sont promotrices d’éducation, de culture, d’informations, de culture saine et de loisirs. Et nous faisons en sorte que la culture soit un instrument d’éducation, que la culture permette de semer des valeurs. Un bon film tourné quelque part dans le monde, nous tâchons de le passer, de faire connaître ses valeurs et ses réalisateurs.

Nous n’alphabétisons plus par télévision, ce n’est plus la peine. Maintenant, nous y donnons des connaissances supérieures, des connaissances universitaires, nous y enseignons des langues. Voilà à quoi nous utilisons ces médias.

Mais la radio, la télévision, bien usées, permettraient de liquider dans le monde le fléau de l’analphabétisme. Comment se fait-il qu’il y ait encore 800 millions d’analphabètes et des milliards de semi analphabètes ? Si la radio et la télévision existent, pourquoi donc existe-t-il encore des milliards d’analphabètes et de semi analphabètes ? Alors que les moyens existent de liquider l’analphabétisme en quelques années ! Voilà maintenant un demi-siècle que l’Unesco parle de suppression de l’analphabétisme. Alors que la preuve est faite qu’on peut le liquider même par radio.

Cuba avait lancé un programme de ce genre en Haïti qui s’est paralysé à cause de la dernière invasion des forces de l’ONU sous les pressions des Etats-Unis. Des centaines de milliers d’Haïtiens étaient en train d’apprendre leur langue, le créole, par radio. Maintenant, environ cinq cents médecins cubains prêtent service dans ce pays que tout le monde sait envahir, mais auquel personne ne sait envoyer un seul médecin ! Cuba, qui n’a jamais dépêché un soldat là-bas, y a envoyé des centaines de médecins depuis des années. Sans parler des centaines de jeunes médecins haïtiens formés dans notre pays et qui travaillent auprès des nôtres.

Ici, plus d’un million de Cubains ont appris l’anglais à la télévision, qui a aussi donné des cours de français, de portugais et d’autres langues. Notre télévision, nous l’utilisons largement pour ces programmes éducatifs et bien d’autres.

Oui, mais l’alphabétisation scolaire n’est pas tout. Il faut aussi penser à l’alphabétisation politique.

Vous parlez d’un dialogue des civilisations. Comment voulez-vous donc qu’on vous comprenne ? Je me demande si les analphabètes vont comprendre votre message et à quel endroit. Alors que le Tiers-monde compte des centaines de millions d’analphabètes, alors que le monde développé compte aussi des millions d’illettrés, entre analphabètes et semi analphabètes… Aux USA par exemple, il y a un grand nombre d’analphabètes totaux et d’analphabètes fonctionnels, c’est la réalité. Des pays développés qui connaissent l’analphabétisme fonctionnel et même complet, et aux Etats-Unis plus qu’en Europe.

Comment voulez-vous donc que les analphabètes scolaires et les analphabètes politiques comprennent votre message ? Croyez-vous que tous ces gens qui écoutent tous les jours les sornettes que les médias leur racontent vont comprendre votre message ?

De toute façon, il faut faire en sorte que le message parvienne. Mais il ne parviendra pas uniquement parce que vous l’aurez mis en forme et que vous l’aurez transmis. Et j’en reviens ici à mon idée des crises : c’est grâce à elle que votre message sera transmis et compris.

N’allez pas croire qu’il est tombé du ciel, ce bouillonnement latino-américain dont certains Latino-américains ont parlé ici, comme l’ambassadeur vénézuélien ou alors Villegas. Je ne vois pas Villegas. Est-il là ?

Vladimir Villegas. Je suis là.

Fidel Castro. C’est qu’à la télévision on te voit d’une manière et ici d’une autre…

Vladimir Villegas. Plus jeune.

Fidel Castro. C’est ce que tu crois. Le jeune, c’est moi (rires). Moi aussi, je me crois plus jeune, mais toi tu l’es vraiment, objectivement, et je t’en félicite. Il te reste encore beaucoup de temps devant toi, emploie-le bien, c’est tout ce que je peux te demander.

Donc, n’allez pas croire que l’effervescence en Amérique latine est le fruit du hasard. Elle est le fruit de la crise qui a éclaté dans le pays latino-américain possédant le plus de ressources, dans le pays qui possède peut-être les plus grandes réserves de combustible au monde, dans le pays d’où trois cent milliards de dollars se sont enfuis, des dollars qui valaient alors de dix à quinze fois plus que maintenant. Faites donc le calcul à partir de 1959, quand cette oligarchie hypocrite, déguisée en démocrate, en progressiste, est arrivée au gouvernement, jusqu’à maintenant, en gros quarante ans. L’argent qui a fugué est l’équivalent en pouvoir d’achat réel de plus de deux billions de dollars. Pour un seul pays ! Ajoutez tous les autres pays. Faites preuve d’imagination, car c’est la seule manière de calculer, aucun ordinateur ne va pouvoir vous fournir les chiffres exacts, parce qu’il y a tant de zéros à la clef maintenant qu’il faut les ôter, comme on le fait d’ordinaire en calcul mental.

Combien d’argent a fui du Brésil ? Combien, du Mexique ? Combien, d’Argentine ? Combien, de Colombie, du Pérou, de tous les autres pays latino-américains ? Oui, il faut faire les calculs. Nous avons du personnel à notre Banque centrale qui travaille à ça, s’efforçant de percer le mystère, de scruter parmi des chiffres abyssaux se montant à des billions pour savoir de combien le sucre s’est dévalué en Equateur ou le peso au Mexique à une autre époque ou le bolivar au Venezuela à un autre moment. Les Vénézuéliens ont hérité d’un bolivar dévalué, ou alors les Brésiliens, au point qu’à un moment donné le dollar équivalait à un suivi de plus de cinq zéros.

Le Tiers-monde connaît ce phénomène incroyable, ce mécanisme extraordinairement simple qui le vide de son argent, parce qu’aucune monnaie d’aucun pays du Tiers-monde n’est sûre.

Ils ont fait pareil en Russie. Ils emportent l’argent, bien acquis ou mal acquis. Il ne s’agit plus de l’or que vous enterriez comme un magot, mais d’un chiffon de papier, et d’un papier qui se dévalue de jour en jour. Alors, vous voulez l’assurer et vous l’échangez contre une devise… C’est sans doute ce que j’ai dû faire pour amasser la fameuse fortune personnelle qu’on m’attribue ridiculement. Oui, vous l’échangez contre des devises convertibles et le déposez dans une banque. En tout cas, moi, je sais où j’ai gardé ma fortune : je l’ai expédiée sur Mars, vous pourrez l’y trouver, ou alors la CIA, si elle le souhaite… A moins que je me trompe et qu’elle se trouve sur la Lune. Oui, ça y est, je me le rappelle : je l’ai répartie entre Mars et la Lune, pour qu’elle soit bien en sûreté. Comme ça, à ma quatrième ou à ma cinquième ou à ma dixième réincarnation, je louerai un avion pour aller la récupérer…

Donc, je parlais d’argent, de monnaie. Et je disais qu’ils vous emportent l’argent, qu’il soit bien ou mal acquis. C’est une obligation, à cause d’un ordre économique mondial dont le gendarme est une institution nommée Fonds monétaire international qui oblige les Etats à déposer leurs réserves dans des banques étrangères. Quand vous vous pointez avec vos documents et que vous dites : « Je les retire », on vous demande : « Et où les emportez-vous ? »  Si vous ne le faites pas, on vous condamne, on ne vous donne pas un sou. Ce sont les méthodes qu’ils ont employées quand ils étaient superpuissants. Heureusement, ils sont de moins en moins puissants.  On constate que le système est de moins en moins capable d’éviter les récessions et que les mécanismes financiers qui les sous-tendent sont de plus en plus grippés. Cet ordre-la ne peut plus reposer que sur les armes nucléaires, les missiles télécommandés, les bombardiers invisibles, les armes qui peuvent attaquer depuis cinq mille kilomètres de distance et qui peuvent faire mouche sur un terrain de base-ball, voire sur le troisième coussin d’un terrain de base-ball. C’est tout ça qui sous-tend cet ordre-là, qui sous-tend ce pillage, cette tentative de s’emparer de toutes les richesses de la planète, où qu’elles se trouvent, et pas seulement en l’arrachant à l’environnement, comme en Alaska où il risque un jour de ne plus y avoir de glace, de même qu’il risque de ne plus y avoir de glace dans l’Antarctique, si bien que des millions de kilomètres carrées de banquise finiront par fondre et que de nombreuses îles seront englouties… Il va peut-être falloir que nous construisions un petit quai près d’ici, par prévision. Ceux qui travaillent là-bas savent que la glace fond rapidement, que c’est vrai, tout comme la calotte polaire du Groenland. Ce n’est pas de l’imagination, ce n’est pas un mensonge.

Ces gens-là arrachent donc son équilibre à la Nature et leurs ressources naturelles aux nations, en premier lieu les ressources énergétiques. Si bien que cet ordre ne peut reposer que les armes. Oui, mais les armes servent de moins en moins face à la conscientisation croissante et face à cette qualité extraordinaire de l’homme de penser, de réfléchir, de s’adapter aux conditions concrètes à n’importe quelle époque déterminée de l’Histoire.

Ainsi, vous les Russes. Qu’est-ce que vous avez fait quand les nazis vous ont envahis et que leurs colonnes blindées s’enfonçaient en profondeur ? Eh bien, vous ne vous êtes pas rendus, vous avez combattu, vous avez tenté de rejoindre vos régiments ou vous avez combattu dans les forêts. V0us ne vous êtes pas dits : « Je me rends », vous vous êtes adaptés, vous êtes partis en Sibérie en emportant les tours. Des usines ont même commencé à y fabriquer des armes, alors qu’elles n’avaient pas encore de toitures, sous la neige, quand la partie industrialisée du pays avait été occupée et détruite.

Vous avez dû vous replier et vous l’avez fait autant qu’il a fallu jusqu’au moment où vous avez trouvé un point d’équilibre. Et tout le monde sait ce qu’il s’est passé ensuite. J’ai beaucoup réfléchi sur tous ces événements historiques.

Nous aussi nous avons couru des dangers, mais on ne nous a jamais pris au dépourvu par des attaques surprises ; nous étions toujours sur nos gardes sur terre ou sous terre. Je peux vous garantir que ce pays-ci, personne ne pourra l’occuper. Espérons de toute façon que nous n’ayons jamais à en faire la preuve, car nous savons ce que ça coûte. Mais, je vous le dis, cette ville ne peut être occupée, cette ville est une ville de centaines de milliers de combattants qui savent la défendre, où il n’y a pas d’analphabète, je vous l’assure. Ici, celui qui a le moins de connaissances a conclu le premier cycle du second degré, n’import qui sait manier un obusier, un canon ou une arme dans ce genre.

Les soldats iraquiens qui résistaient à Fallujah je ne sais combien de jours aux chars et aux armements les plus perfectionnés des envahisseurs, quel pouvait bien être leur niveau de scolarité ? En tout cas, ils ont combattu des semaines là. Ensuite, l’armée étasunienne a occupé, semble-t-il, des endroits où, en fin de compte, elle ne pouvait ni rester ni partir : elle ne pouvait pas y rester parce qu’on avait besoin d’elle ailleurs, et elle ne pouvait pas partir parce que les adversaires revenaient aussitôt.

Oui, je vous le dis, l’homme s’adapte, l’homme peut résister. Les impérialistes n’ont jamais dû faire face à une nation dans les conditions où ils devraient le faire aujourd’hui à Cuba. Et nous avons des armes en quantités suffisantes, et nous continuerons de nous armer. Nous en avons tant accumulé ces dernières années – des chars, des canons, des armes arrivées dans notre patrie –que l’île s’est enfoncée, il me semble, d’un demi-pouce…

L’agresseur sait qu’il se heurtera ici à un peuple prêt à combattre et à défendre sa patrie. Et ça, c’est bien plus puissant qu’une arme atomique, que mille armes chimiques. A quoi bon des armes nucléaires ? Nous sommes un petit pays, et cette idiotie ne nous est jamais venue à l’esprit. A quoi bon posséder une arme qui ne nous servirait qu’à nous suicider ? Et puis, comment vous la transportez ? Nous n’allons pas jouer au jeu qui convient à l’impérialisme.

Je vous raconte ça parce que vous avez envie de connaître des choses de Cuba.

Pour nous défendre, nous n’avons pas besoin d’armes de destruction massive. Ce que nous avons modernisé, en revanche, ce sont les tactiques, le rôle de l’homme, du combattant individuel et des combattants en coordination. De quelle manière, avec quelles tactiques, avec quelles armes vous pouvez neutraliser ce que l’adversaire peut avoir de plus puissant…

Notre pays a conquis, je peux vous l’assurer, ce qu’on pourrait appeler l’invulnérabilité militaire, et il se consacre maintenant, tout en se renforçant, à la recherche de l’invulnérabilité économique. Ce sont là deux concepts clefs. Mais la première était plus facile à obtenir que la seconde.

L’humanité peut se sauver, parce que l’Empire souffre une crise profonde. Sans crises, pas de changements ; sans crises, par de conscientisation. Une journée de crise conscientise plus que dix années où il ne se passe rien, dix années sans crises.

Voyez donc le Venezuela, ce pays d’où, comme je vous le disais, des milliards de dollars ont fui, ce pays si riche où l’écart entre riches et pauvres est le plus large, ce pays où dix-sept millions d’habitants vivent dans des quartiers pauvres, dans des quartiers marginaux. Sans tout ça, il serait impossible d’expliquer le processus révolutionnaire bolivarien. Ni l’ambassadeur ni le journaliste ne pourraient l’expliquer, ou plutôt ils pourraient très bien l’expliquer : c’est l’accumulation de l’injustice !  Sans cette accumulation de l’injustice, on ne pourrait pas non plus expliquer la victoire de la gauche au Brésil, le triomphe de Lula. Je sais que vous avez discuté aussi de ça, qu’il y a eu des thèses et des opinions différentes. Ici aussi, il y a eu des réunions où nous avons exprimé nos vues, et le président Chávez a exprimé les siennes. Nous ne sommes pas pessimistes au sujet du Brésil.

Le chef du gouvernement espagnol est intervenu aujourd’hui devant l’Assemblée nationale vénézuélienne. Et hier, le président du Venezuela, Hugo Chávez, le président du Brésil, Lula da Silva, le président colombien et le président espagnol se sont réunis dans l’Etat du Guyana.

Et c’est bien que le président colombien ait été présent, parce que certains veulent attiser la guerre entre la Colombie et le Venezuela, et nous sommes nombreux à être conscients que c’est ce qui convient le moins à notre continent, aux deux peuples et aux deux pays. Malgré ceux qui veulent provoquer des conflits, les deux gouvernements ont fait un effort et ont surmonté l’incident. Hier, donc, ils étaient réunis dans le cadre d’un débat public, et l’Espagne était là aussi, et je crois que le président de notre voisin du Nord a fait une déclaration… Ah, c’est qu’il n’était pas content du tout ! « Qu’est-ce qu’allait donc faire Zapatero au Venezuela ! » Pour un peu, il lui dit : Cordonnier, tiens-t-en à la chaussure ! Je précise pour ceux qui ne parlent pas espagnol que zapatero veut dire cordonnier. Parce qu’il lui a dit : Que faites-vous donc au Venezuela, un pays où il n’y a pas de démocratie, un pays qui est contre la liberté d’expression et contre tout ?

Aujourd’hui, je faisais de la marche à pied et j’allais accélérer, quand j’ai écouté par un haut-parleur le discours de Zapatero au parlement vénézuélien. Ce qu’il a dit a attiré mon attention, je le considère un bon discours. Je vais le relire, parce que j’en ai perdu une partie, mais c’est en tout cas un discours de paix, un discours courageux.

Maintenant, on l’accuse presque de belliciste parce qu’il a vendu des patrouilleurs au Venezuela afin de pouvoir surveiller les côtes pour éviter la contrebande et le trafic de drogues. Eh bien, non, dans le Nord, on ne veut pas que le Venezuela possède des vedettes, des patrouilleurs, des équipements ! Alors, comme ça, le Venezuela n’a pas le droit de  se défendre ! Est-ce que ceux du Nord demandent par hasard la permission à quelqu’un pour fabriquer une superbombe atomique qui s’enfonce trente mètres sous terre pour détruire les postes de commandement ? Ou pour mettre au point des boucliers antimissile et les installer n’importe où ? Ou pour installer des armes dans l’espace ? Non, bien entendu, ils ne demandent la permission à personne.

En revanche, le Venezuela qu’ils menacent – je parle du gouvernement, bien sûr – ne peut même pas acheter un petit fusil de rien du tout. Pas des armes nucléaires, ni des cuirassés ni des porte-avion : non, quelque chose d’aussi simple qu’un fusil ! Le prétexte, c’est que ce sont beaucoup de fusils. Cent mille. En fait, c’est très peu pour défendre un pays comme le Venezuela, qui compte vingt-six millions d’habitants, qui est un grand pays, et puis aussi un pays patriotique aux vieilles traditions. A mon avis, il a besoin de millions de fusils.

Il a acheté des hélicoptères à la Russie. C’est exactement ce qu’il faut en cas d’inondations, de cyclone, de tremblement de terre. Et puis les hélicoptères servent aussi à surveiller les deux mille quatre cents kilomètres de frontières et à éviter la contrebande de drogues et de marchandises. Non, une trentaine ou une quarantaine d’hélicoptères suffit à peine pour ces missions.

Au Venezuela – et je ne le dis pas pour que vous alliez y faire du tourisme, bien que vous le puissiez si vous le voulez – l’eau vaut bien plus cher que l’essence.  Un litre d’eau peut coûter un dollar, et un litre d’essence neuf centimes de dollar. Ecoutez bien. Et un dollar, selon le dernier taux de change, valait, je crois, 2 150 bolivars. Ainsi donc, vous faites le plein avec à peine quelques bolivars. Si vous voulez faire du tourisme au Venezuela, libre à vous, bien entendu, nous ne sommes pas ses rivaux en matière de tourisme.

Par exemple, bien des gens achètent cette essence si bon marché pour la revendre bien plus cher en Colombie. Il y a toute une série de phénomènes de ce genre.

L’ennemi affirme : « Le Venezuela est un danger pour l’Amérique latine. Les gouvernements doivent s’unir à l’OEA pour freiner ce processus bolivarien, ces fous qui constituent un danger pour le continent. » Voilà comment ils parlent de ce pays d’où ils ont soutiré trois cent milliards de dollars.

Aucun de ces gens-là ne s’est jamais soucié de savoir combien de personnes mouraient au Venezuela de maladies et quelle était l’espérance de vie, ou la mortalité infantile, ou combien devenaient aveugles.

Savez-vous combien de Vénézuéliens vont s’opérer de la vue cette année, selon ce que nous avons convenu entre nos deux gouvernements ? Cent mille.

Nous avons vingt-quatre centres ophtalmologiques dotés des équipements les plus modernes, et six cents chirurgiens qui traitent toutes les affections de la vue : glaucome, rétinopathie diabétique et bien d’autres qui, non diagnostiquées à temps, conduisent à la cécité. Le Venezuela est un pays riche. Ceux qui avaient de l’argent n’avaient pas de problèmes ; ils se faisaient soigner sur place, ou ils allaient aux Etats-Unis, en Europe. Non, je parle de l’homme aux revenus modestes, celui qui fait l’objet de la mission Au Cœur du quartier, qui n’a pas les moyens de se rendre dans un pays développé pour subir une opération de cette nature.

Tenez, selon des calculs au plus bas, quatre millions de Latino-américains – le sous-continent compte 550 millions d’habitants entre Latino-américains et Caribéens – auraient besoin chaque année de ce genre de soins médicaux, sinon ils risquent de devenir aveugles !

Je pense tout d’un coup aux bombes qui tombent sur Bagdad et tuent des femmes et des enfants et détruisent des musées contenant des objets millénaires, et détruisent des valeurs irréparables, irremplaçables. Ceux qui les larguent se défendent : « Non, aucun civil n’est mort. » Comme si les bombes ne causaient pas de traumatismes ! Et les millions d’enfants, de femmes, de personnes adultes ou âgées qui subissent le tonnerre des bombardements, des déflagrations, au petit matin et à toute heure, ne vont-ils pas en souffrir des traumatismes pour le restant de leur vie ? Ou serait-ce que le cerveau n’a pas d’importance, ou que l’équilibre mental n’a pas d’importance, ou la santé mentale, ou le système nerveux ? Est-ce que l’équanimité des gens, la sagesse des gens, la santé mentale des gens ne font pas partie de la Charte des droits de l’homme ? Qui les appuie, qui les nourrit ? On ne les dénombre pas parmi les pertes physiques, mais ce sont bel et bien des pertes. Qui causent peut-être même plus de dommages, parce que les victimes deviennent inutiles, deviennent des malades qui seront privés de soins médicaux toute leur vie.

Je vous parlais voilà un moment des aveugles en Amérique latine, de ceux que l’ordre mondial en place a conduits à la cécité définitive, de quatre millions de personnes. D’où sommes-nous donc partis ? De Cuba. Ici, il faut opérer environ 30 000 personnes par an de cataracte. Bien entendu, les gens ne tombent pas tout de suite dans la cécité totale, un œil est touché d’abord, et peut-être ensuite l’autre. En tout cas, il faut en opérer 30 000, ainsi que de rétinopathie diabétique, une maladie terrible. Le diabète est d’ailleurs une maladie répandue dans notre pays. Chez nous, les diabétiques ne meurent pas parce qu’ils sont diagnostiqués à temps et parce qu’on les soigne. On calcule à environ 50 000 les personnes qui doivent être examinées et traitées contre les risques de la rétinopathie diabétique.

Hier, par hasard, je conversais avec un compañero qui m’a raconté ce qui suit : « Ma femme était très contente, très heureuse, elle est allée à l’hôpital X pour un examen, parce qu’on lui avait dit qu’elle pouvait avoir des risques de glaucome. » « Et qu’est-ce qu’on lui a dit ? » lui ai-je demandé. Il me dit : « Il n’y a pas de danger, mais s’il y avait un risque, il suffirait de lui appliquer un rayon laser de telle catégorie pour être sûre de ne jamais souffrir de glaucome. » Vous voyez donc l’importance du diagnostic. Si vous ne diagnostiquez pas à temps, ça peut être irréparable. Il peut s’agir aussi de la macula associée à l’âge, c’est une tache qui grandit et qui se traite au rayon laser.

Notre pays sera en mesure, d’ici à la fin de l’année, d’opérer au moins cinq à six mille patients par jour dans vingt-quatre centres dont l’équipement est au complet et de dernier cri. Nous en sommes encore à l’étape de formation. Si un pays en butte à un blocus comme Cuba peut prêter ce service, pourquoi d’autres pays ne le font-ils pas ?  Parce que des millions de gens deviennent aveugles. Qui s’en occupe ? Celui qui devient aveugle à Cuba bénéficie au moins de la sécurité sociale.  C’est un point dont nous allons discuter ce soir, à neuf heures, au Conseil d’Etat, au Conseil des ministres, à la direction de notre parti, à la direction de notre pays, avec les organisations de masse, avec les commissions de l’Assemblée nationale, et demain nous aborderons la question des faibles pensions. Nous allons augmenter les plus basses à 1 800 000 personnes.

Voilà quelques jours, nous avons réévalué notre monnaie et dévalué le dollar. Oui, à cause des superprivilèges dont il bénéfice. Je vous le résume, si vous voulez, en un seul exemple.

L’électricité – celle qui vient d’avoir une panne ici – est indispensable, vous le savez, tout comme vous savez qu’un kilowatt équivaut à mille watts. La production d’un kilowatt coûte au moins dix centavos ; le carburant pour produire un kilowatt vaut neuf centavos. Donc, en vertu du phénomène de la dévaluation des monnaies, vous pouviez acheter ici vingt-sept pesos cubains pour un dollar. Ce, jusqu’à encore trois semaines, quand nous avons réévalué notre peso de 7 p. 100, si bien que le dollar ne pouvait plus acheter que vingt-cinq pesos.

Demain, cela fera une semaine que nous avons réévalué notre peso convertible, si bien que le peso s’est valorisé à son tour de 8 p. 100. Donc, au total, 15 p. 100. Alors, munis de ce peso réévalué, nous allons demain élever les pensions de tous les retraités qui touchent moins de trois cents pesos, et par catégorie, autrement dit plus à ceux qui touchent moins. Ce sont des générations de travailleurs qui ont subi les rigueurs du blocus, qui ont fait des sacrifices. Oui, nous avions élevé les salaires, mais les pensions restaient au même niveau, faute de ressources. Mais nous allons aussi réviser les salaires les plus bas.

Je disais donc que la personne qui devient aveugle ne reste pas du moins désemparée ou alors celui qui est accidenté, ou celui qui reste invalide, ou celui qui est né handicapé, ou celui qui est devenu invalide ensuite parce qu’il est né avec une certaine tendance qui finit par l’handicaper totalement… Bref, toutes ces personnes reçoivent une aide. Non seulement elles vont continuer de la recevoir, mais elle va s’élever toujours plus.

Demain, donc, les pensions enregistreront une hausse générale de plus de 80 p. 100, à partir d’un peso réévalué, d’un peso qui continuera de se réévaluer. C’est déjà quelque chose, n’est-ce pas ?

Ailleurs, les gens restent aveugles. Quel Etat les aide ? Quelle organisation ? Uniquement les sociétés caritatives des Eglises. Combien d’aveugles traînent dans les rues, ou d’enfants aveugles ou invalides nettoyant des pare-brises ou demandant l’aumône ?

Nous défions n’importe qui de voir dans notre pays un seul enfant qui ne va pas à l’école, qui erre dans les rues au lieu d’aller en classes ! Nous avons été pauvres et nous avons vécu des temps difficiles, certes, et des parents irresponsables envoyaient leurs enfants demander des choses aux touristes… Mais cela se verra de moins en moins, parce que nous avons tous calculé mathématiquement, marchandise, prix, coût, coût international, revenu, pensions, besoins de l’être humain.

Voilà pourquoi je vous disais que notre Révolution a accumulé beaucoup d’expériences et a créé les conditions nécessaires pour pouvoir faire ce que nous faisons.

 Nous avons rationné nos aliments, parce que ça a été indispensable, mais ce ne sera pas éternel. Nous avons vécu une guerre qui a duré quarante-six ans, nous nous sommes défendus des attaques de l’Empire. Nous avons dû faire face à des crises, à des périodes très difficiles, et nous sommes toujours sur le pied de guerre.

Toutefois, malgré cette situation extrême et les crises auxquelles le blocus nous a conduits, nous n’avons pas oublié le peuple étasunien. Celui-ci finira par réagir, parce qu’il compte aussi des millions de personnes cultivées, de personnes intelligentes, qui reçoivent des nouvelles sur Internet ; ce peuple peut être berné devant l’impact d’un fait aussi dramatique que la destruction des tours jumelles de New York et dans le cadre d’un état d’émotion de ce genre, mais vous ne pouvez pas, comme le disait Lincoln, berner tout le peuple tout le temps. Dans le cas des Etats-Unis, on pourrait dire « tout le peuple tous les jours ». On peut le berner une partie du temps, mais il finira par prendre conscience. Les erreurs mêmes conduisent ce peuple à la crise, d’où viendra la prise de conscience.

Ce peuple s’inquiète de l’environnement ; ça ne lui plaît pas qu’on détruise l’Alaska, qu’on renonce au Traité de Kyoto, que les parcs nationaux soient détruits et soumis à une exploitation minière ou pétrolière.

Comme tous les autres peuples, les Etasuniens estiment des valeurs comme la santé et la paix.

Oui, mais jusqu’à quel point ont-ils eu droit à une information objective ? N’est-ce pas là une très brutale violation des droits de l’homme que de prohiber à toute une nation une information objective ?

Aujourd’hui même, l’administration étasunienne veut liquider la petite ouverture envers Cuba qui s’était produite quand les ventes d’aliments ont été autorisées en vertu d’une loi du Congrès, à laquelle la majorité des sénateurs et des représentants s’est opposée et qui demandait la levée du blocus, et cette loi qui aspirait à bien plus a été sabotée : les ennemis de Cuba lui ont accolé des tas d’amendements, un procédé auquel ils recourent chaque fois qu’ils veulent et en vertu duquel ils accolent un amendement à une loi fondamentale qui n’admet pas de retard, si bien que tous les représentants sont contraints de voter. Mais la majorité est contre cette loi et les agriculteurs s’y opposent. Ces ennemis ont inventé maintenant que nous devons payer à l’avance les achats de denrées alimentaires que nous faisons aux Etats-Unis. Avant, nous devions payer comptant, sans une seconde de retard, ce qui est tout de même un grand mérite, ne trouvez-vous pas ? Non, maintenant, nous devrions même payer d’avance afin qu’il leur soit possible de mettre cet argent-là sous séquestre et de liquider ainsi les ventes d’aliments.

Bien entendu, nous avons appris quelques petites choses et nous savons calculer les dommages. Nous calculons tout pour acheter, d’où vient la marchandise, quand vaut le transport, combien ça coûte, et tout et tout. En fait, nous sommes devenus immunisés à tout ce que ces ennemis peuvent inventer, si bien que tout ce qu’ils inventent, ils les ratent. Et je n’exagère pas.

Maintenant, ils sont en train de vérifier les ressources que possède Cuba. Ils n’imaginent même pas ce que nous avons appris à économiser sur les choses, en utilisant bien les fonds, le gros de nos ressources. Il y avait trop de gens ici qui pouvaient décider à quoi on devait investir nos devises. Bien entendu, il existe des ressources nouvelles chez nous, mais l’essentiel vient des économies. Et ça, l’ennemi ne peut rien faire contre. À moins d’une guerre pour nous détruire.

La situation nouvelle que connaît le sous-continent, nos nouvelles relations avec ces pays-là nous offrent des avantages. Nous savons très bien combien vaut un kilo de haricots noirs ou rouges, combien vaut le maïs en bourse, combien vaut le transport. Si nous décidons d’engager des dépenses sur n’importe lequel de ces produits, nous savons ce que nous devons faire. Mais je préfère ne pas en parler.

Nous prenons des mesures. Ainsi, par exemple, nous sommes en train d’acheter la moitié de la production de lait en poudre de l’Uruguay et elle doit être sur le point d’arriver. Il s’agit d’un gouvernement avec lequel nous venons de rétablir des relations, d’un gouvernement progressiste, d’un gouvernement juste, d’un gouvernement vraiment démocratique.

Et pourtant, Dieu sait s’il est difficile d’être démocratique dans ce système ! C’est même quasiment impossible. Ce serait presque un miracle. Il n’y a qu’à voir comment on vous bombarde un candidat à coups de médias… Vladimir en sait quelque chose. C’est bien Vladimir, ton prénom, n’est-ce pas ? Ça me rappelle un nom historique que les Russes connaissent bien. C’est sans doute de là que tes parents l’ont pris. Pas mal de Russes se prénomment Vladimir. Bref, en tout cas, il sait, lui, comme ça se fait. A coups de matraquage, en créant des réflexes. Transmettre des opinions est une chose, créer des réflexes en est une autre. Le mécanisme par lequel on berne des millions de personnes consiste à créer des réflexes.

Un Russe éminent, Pavlov, a étudié les réflexes ; il savait comme faire danser les ours, et presque comment faire parler les singes : à travers des réflexes. Et c’est à travers les réflexes que les techniques modernes de publicité commerciale traitent les masses, leur transmettant des idées politiques à travers ces méthodes.

Si vous voulez faire prendre conscience, vous devez lutter contre les réflexes. Et notre pays a appris à le faire. Au triomphe de la Révolution, bien des citoyens cubains avaient les réflexes que la pub avait engendrés en eux. Autrement dit, ces batailles-là ne sont pas faciles à gagner. On continue de dire que le président Chávez n’est pas démocrate, tout comme on le dit de nous. Et nous sommes ravis qu’ils le disent de nous, ça ne nous empêche pas de dormir sur nos deux oreilles ! Nous savons ce que nous sommes, nous le savons pertinemment, nous savons ce que nous sentons, ce que nous avons fait toute notre vie, et les principes qui ont guidé notre conduite. C’est quoi la politique pour eux ? La politicaillerie, oui, les affiches électorales, l’achat de bulletins de vote… Tout le monde sait que pour devenir président des Etats-Unis, vous devez dépenser au moins trois cents millions de dollars. Pour obtenir un siège, tout se mesure à l’argent. Si vous n’avez pas deux cents millions de dollars, vous devez renoncer en milieu de campagne. Et cette cochonnerie-là, ils appellent ça de la démocratie !

Au moins dans notre pays, plus de 95 p. 100 des électeurs vont voter, et sans pub, sans affiches qui salissent les murs et les rues et qui vont contre l’hygiène mentale et contre le paysage. Il faut voir ce qu’on invente : « Votez pour Machin, c’est un saint, il va aller tout droit au Ciel.  Il n’a jamais volé un centime et il n’en volera jamais. Il a toutes les vertus du monde… » Et patati et patata. On s’étonne qu’un type pareil ne soit pas déjà dans le calendrier chrétien ! Et leur prétendue démocratie repose sur tous les mensonges inventés dans le monde à travers les méthodes publicitaires. Je ne veux pas discuter de ça, mais je sais bien combien de mensonges se cachent derrière. Et pourtant, le président Chávez a remporté haut la main le référendum, un vrai raz-de-marée. Ce qui n’empêche pas les médias de continuer de dire qu’il n’est pas démocrate…

J’ai passé des heures devant le téléviseur, à titre d’ami, de frère des Vénézuéliens, et même comme observateur des méthodes et des procédés qu’utilisent les forces ennemies de la paix et du progrès des peuples. J’ai vu comment elles travaillent. Incroyable. Et que de temps perdu !

Dans notre pays, la pub n’existe pas. Voilà pourquoi tout ce que produit la télévision n’apporte absolument rien au P.I.B. Les services d’éducation, de santé et de loisirs n’apportent quasiment rien au P.I.B., parce qu’ils sont gratuits, qu’ils ne comptent pas. A la manière dont comptent les capitalistes, une tonne de ciment vaut plus qu’une vie ! Qu’un médecin ait pu faire repartir, par exemple, le cœur d’un malade pour lui donner le temps d’arriver en vie à l’hôpital vaut moins qu’une tonne de ciment, parce que ça n’a rien apporté au P.I.B.

Il faut analyser les valeurs à partir desquelles on mesure jusqu’à la littérature, les arts, la qualité de la vie. La qualité de la vie n’apparaît sur aucun P.I.B. Peu importe qu’une personne puisse finir à l’asile de fous, ou qu’il vive dix ans de moins parce qu’on lui a inculqué l’habitude de fumer et qu’il fumait trois paquets par jour, et qu’il soit mort de cancer ou d’un arrêt du cœur. On ne lui a appris l’hygiène qu’il faut avoir pour pouvoir vivre plus longtemps. Tout le monde sait ce qu’il faut faire pour vivre quelques années de plus, ce qu’il faut manger, quels exercices il faut faire…

Je vous explique tout ça, parce qu’on ne cesse de nous accuser d’être les pires violateurs des droits de l’homme au monde. Pour la même raison que je vous ai parlé des aveugles.

Mais je sais que vous voulez savoir ce qu’il se passe dans ce sous-continent, que vous avez posé des questions au sujet de son avenir, et je sais que vous avez vu clairement qu’il était l’avenir. Il n’est pas l’avenir, mais il est appelé en tout cas à jouer un rôle très important dans un monde de paix, dans un monde de dialogue, dans un monde civilisé. Les potentialités y sont énormes. Et beaucoup de gens le savent. Les Européens le savent. Sinon, que serait venu faire Zapatero à la réunion dont je vous ai parlé ? Que faisait Zapatero à prononcer un discours constructif devant l’Assemblée vénézuélienne ? Ou alors que faisait un commissaire de l’Union européenne en visite à Cuba, ce pays si diabolique ? Il est venu, nous l’avons reçu, nous avons conversé avec lui, et je lui ai dit : Nous ne redoutons aucune discussion. Nous n’avons pas du tout peur de discuter, de parler, parce que nous avons un arsenal bien fourni d’arguments, de faits, de choses. Pas de sornettes, pas de promesses, mais bel et bien de réalisations, de choses faites, même si nous n’en parlons pas beaucoup. Quelle importance ça a de divulguer ce que nous faisons ?

J’ai participé à une vingtaine de réunions sans rien dire, mais ici, concrètement, je vous ai expliqué comment vont les choses dans ce sous-continent au sujet duquel vous voulez apprendre et dont vous avez discuté. Et vous faites bien. L’Europe veut être présente parce qu’elle sait que ce sous-continent est décisif, bien qu’on veuille l’en chasser. Les Chinois, avec leur sagesse millénaire et leur expérience, le savent aussi.

Le président chinois est venu ici il n’y a pas longtemps, et il a été aussi ailleurs en Amérique latine, au Brésil, en Argentine, tandis que le vice-président a visité le Venezuela et les Caraïbes. Alors je me demande : les Russes vont-ils donc être absents de ce continent ? Vous avez dit non, tout à fait correctement. Ce continent est décisif pour l’avenir, même si l’impérialisme veut le contrôler indéfiniment. Il le pourra de moins en moins, je vous l’assure, parce que ce n’est pas avec un esprit de conquête et de pillage que vous pouvez gagner les cœurs des peuples de ce sous-continent. Il faut y venir pour donner et recevoir, ou alors, si vous préférez, pour recevoir et donner. Je ne représente pas ce continent, bien entendu, mais j’ai le droit de penser qu’on ne peut venir ici que pour échanger, que pour unir, que pour aider et être aidé,  que pour partager et conjuguer, non seulement à la recherche de profits matériels ou économiques, mais aussi en quête de la paix, en quête de forces qui fassent prévaloir la sagesse et la paix dans le monde, en quête de forces qui aident à sauver la civilisation dont vous avez parlé. Je le sais très bien et je sais, après avoir lu le résumé, que vous avez posé cette question. Non, je ne vois pas d’autres chemins.

Je sais que le président russe a eu récemment une réunion en Europe avec le président français, avec le chancelier allemand et avec un autre président dont j’ai oublié qui c’est. Ça n’a pas fait très plaisir à ceux qui dirigent notre voisin du Nord, je peux vous le dire !

Mais voyez un peu comment les choses se passent : quatre présidents se réunissent à Paris – curieux que le président chinois n’ait pas été là – tandis que le président argentin, le président colombien, le président vénézuélien et le président du gouvernement espagnol se rencontrent au Venezuela, dans la patrie de Bolívar. Voyez donc comment les esprits, les courants de pensée communiquent. La pensée voyage et vole. C’est la seule chose qui voyage plus vite que la lumière. Et on peut constater ce phénomène partout. Les autres, eux, veulent provoquer des conflits, des divisions, des guerres. En effet, quand un pays comme la Chine se dresse avec une force pareille, l’idéal pour l’impérialisme est de promouvoir des guerres, des sécessions, des conflits qui interrompent son développement extraordinaire.

Tout le monde sait que la concurrence économique a engendré les guerres, que des déficits commerciaux et des déficits budgétaires colossaux ont été dû essentiellement à la course aux armements, à des guerres livrées sans levée d’impôts, aux gaspillages, et que tout ceci peut éveiller la tentation de déclencher des conflits qui mettent hors de combat des pays à grand potentiel de développement.

Je me demande s’il existe dans ce colossal Empire étasunien des dirigeants politiques – je parle des fondamentalistes – qui souhaitent le développement de la Russie, qui veulent que la Russie prospère, que son économie prospère, que le rouble vaille quelque chose, que les productions russes trouvent des marchés, que les carburants, le gaz et le pétrole russes aient de la valeur, ou alors le bois de Sibérie ou le nickel de Norilsk, ou toutes ces choses dont nous savons que les Russes les produisent.

Nous savons quels produits étaient de bonne qualité et lesquels ne l’étaient pas. Tout comme en Occident : nous savons ce qui sert et ce qui sert pas. Parce que nous ne pouvons nous donner le luxe d’ignorer la valeur et les possibilités de chaque pays.

Je me demande : quel espace reste-t-il si l’on conquiert tout, si l’on occupe tout, si l’on envahit l’Iraq, si l’on menace l’Iran parce qu’il pourrait avoir des armes nucléaires ? En fait, des alliés des Etats-Unis possèdent des centaines d’armes atomiques et pourtant on le leur permet, personne ne les leur conteste, c’est la vérité. Vous savez de quoi je parle. Je ne veux pas nommer de pays, je n’ai rien contre aucun pays, mais je dois dire la vérité. Nous savons comment sont les choses, avec cette loi de l’entonnoir : large pour les uns, étroit pour les autres. Ainsi va le monde, qui nous conduit, vous le savez, dans une impasse. Nul ne peut le nier.

Mais cette réalité-là suscite aussi un éveil des consciences.

La crise pétrolière suscitera un éveil des consciences. Celui qui dirige le Nord vient de l’affirmer : il nous faut chercher toutes les énergies. L’énergie nucléaire, depuis l’accident de Tchernobyl, a provoqué dans le monde une crainte justifiée, et il n’est pas facile aux USA de se mettre à construire des centrales atomiques en série. Pas plus que d’en revenir au charbon avec ses effets polluants.

Le président des Etats-Unis a parlé de l’hydrogène. Mais il n’a pas dit d’où il prétendait le tirer : des gaz, de l’énergie fossile, de l’eau ? S’il le tire de l’eau, alors vous pouvez être sûr que nous lui enverrions nos félicitations chaleureuses – même moi. Je serais même disposé à le proposer au Prix Nobel et jusqu’à demander aux gens de signer des pétitions pour qu’on le canonise s’il avait l’heureuse idée de régler les problèmes en tirant de l’eau l’hydrogène qui servirait à faire rouler les voitures !

Je le sais très bien, parce que nous avions ici trois ou quatre compañeros fanatiques qui voulaient tirer de l’hydrogène de l’eau, qui y ont travaillé pendant une trentaine d’années, je me rappelle même leur avoir rendu visite. Je sais qu’ils ont en fait obtenu un peu d’hydrogène, mais que ça a explosé. Ça fait longtemps que je ne sais plus rien d’eux.

Je sais très bien qu’on fabrique des voitures à hydrogène au Japon, en Europe, aux Etats-Unis. Ce qu’ils ne nous ont pas dit, c’est d’où ils tirent l’hydrogène. Parce que s’ils le tirent du pétrole, à quoi bon ? Quasiment tout aujourd’hui sort du pétrole : ces matériaux, cette bouteille, ce bouchon, ce téléphone. Tout ça ne vient pas de l’acier, ni du fer, tout ça vient du pétrole. Il n’y a rien qui ne vienne du pétrole. Je crois que même nous, nous venons du pétrole (rires). C’est un fait.

Alors, que va-t-il se passer quand il n’y en aura plus ? Et tout le monde sait qu’il s’épuise. Il faudrait être un analphabète total ou un irresponsable total pour croire que le pétrole va durer cent ans de plus au rythme de consommation actuel.

Oui, je sais, il existe des techniques plus modernes qui permettent d’en découvrir encore plus profond, mais plus on en trouve au fond de l’océan et plus vite on le jette, plus vite on le gaspille. En fait, c’est qu’il faut faire, entre autres choses, c’est se battre pour que les voitures économisent.

Or, l’une des choses qu’a faites ce gouvernement-là, c’est supprimer certaines mesures qui exigeaient des constructeurs que les voitures consomment de moins en moins ! Alors, quoi, vous allez conquérir le monde à coups de canon, vous allez le menacer de vos armes, de vos escadres, de vos porte-avions, de vos missiles de croisière, de vos armes atomiques pour qu’il soit obéissant, qu’il soit discipliné, qu’il produise des matières premières, qu’il produise du pétrole pour que puissiez, vous, continuer de dépenser le quart de l’énergie mondiale ?

Nous autres, nous sommes en train de faire quelques petits efforts qui pourraient être intéressants en matière d’énergie et d’économie d’énergie. Nous tâchons d’aller au cœur de la question. Minutieusement. Nous allons faire une modeste contribution au monde tout simplement en économisant peut-être la moitié de l’énergie électrique que nous consommons, ce qui nous permettra aussi d’économiser quelques centaines de millions de dollars en énergie, une partie de ces économies devant ensuite favoriser les programmes sociaux dont je vous ai parlé et l’autre en investissements très bénéfiques et, dirai-je, très rentables. Et ceci à partir d’une matière première de grande valeur qui s’appelle  l’éducation et les connaissances, qui s’appelle capital humain. Voilà ce que nous possédons fondamentalement : du capital humain, et on verra bien.

Comme je le disais à mes compatriotes : tout est donc parfait ? Non, ce n’est pas nous qui dirions que nous sommes satisfaits. Mais, au fil du temps, nous avons appris de nos erreurs, nous avons acquis de l’expérience. C’est un privilège, même pas un mérite.

Si, en ce qui me concerne, j’ai vécu un certain nombre d’années, je ne peux pas dire que ce soit un mérite. C’est une chance, surtout après toutes les tentatives qu’on a faites pour me mettre hors de combat prématurément. Si la nature m’a donné une certaine capacité de vie, pourquoi me la supprimer ? Donc, j’ai vécu, j’ai appris. Mais pas seulement moi ; il y a tout un tas de gens qui ont appris, il y  tout un peuple qui a appris au long de ces quarante-six ans, tout un peuple conscient de ses qualités, mais aussi des ses faiblesses et de ses défauts. Nous sommes très conscients de nos défauts, et nous sommes critique et bien critiques, et je n’aurais pas la moindre honte à vous parler des erreurs que nous avons commises.

Notre principe, c’est de ne pas occulter nos erreurs, de dire la vérité, d’être honnêtes, de ne cesser de rectifier, d’examiner notre conduite, de ne pas nous endormir sur nos lauriers. Voilà pourquoi Cuba peut donner l’impression d’un phénix qui renaît de ses cendres. Oui, c’est sans doute l’impression qu’on doit avoir dans bien des endroits du monde : un petit oiseau phénix qui renaît de ses cendres, une petite hirondelle qui fait le printemps… Pour le dire en quelques mots : Cuba vole et vole haut.

Il me semble avoir parlé plus qu’il ne fallait. En tout cas, vous ne pourrez pas me dire que je n’ai pas été sincère, que j’ai eu peur de dire la vérité et de parler franchement, respectueusement. En fait, j’ai parlé en frère, comme quelqu’un qui apprécie la vie.

Et même si j’ai de forts sentiments en moi, je ne les ai pas laissé parler, j’ai tâché de faire parler la raison, comme le disait notre poète en parlant de littérature. Quand il parlait de littérature et de ce qu’il lisait là-bas,  je me suis souvenu de l’époque où j’étais enfermé en solitaire dans une cellule de la prison de l’île des Pins, aujourd’hui île de la Jeunesse. Je lisais beaucoup. L’homme qui n’arrête pas de rouler sa pierre… Je lisais aussi des ouvrages de Tolstoï, de Dostoïevski… On devait me prendre pour un masochiste de lire Souvenir de la maison des morts en prison ! Et puis L’Idiot, Crime et châtiment… J’ai lu tous les ouvrages de Dostoïevski. Et Tolstoï aussi. Quelle magnifique littérature russe !

A vrai dire, j’étais déjà marxiste-léniniste quand j’ai lancé la lutte armée. Je l’ai été, je le suis et je le serai. Que personne ne s’en étonne. Je ne suis pas dogmatique, j’analyse les mérites que peuvent avoir les personnages dans l’Histoire, je ne renie jamais mes idées, je suis capable d’être critique. En tout cas, je n’ai rien à critiquer – je vous le dis honnêtement – à Marx ni à Lénine ni à Engels. C’est d’ailleurs celui-ci qui m’a appris que même les étoiles s’éteindront quand leur énergie s’épuisera et qu’il existe des étoiles éteints depuis bien longtemps, tandis que d’autres s’éloignent du prétendu site de la grande explosion.

Lénine n’était pas encore né quand Marx a publié son Manifeste communiste.

Le monde est très différent de celui qu’ont connu Marx et Lénine. Personne n’aurait pu imaginer ce qu’il deviendrait, comme des communications en quelques secondes. Ils ont vu, eux, où conduisait le système dans lequel se développaient les forces productives, ils ont vu que celles-ci atteindraient un tel niveau qu’elle provoqueraient des situations nouvelles, de grands changements. Nous sommes maintenant en pleine mondialisation, dans des conditions que personne n’aurait imaginées. Avant, les contradictions et la concurrence se réglaient à coups de guerre. Aujourd’hui, aucune guerre ne peut régler aucun problème. En fait, les guerres  modernes s’interdisent d’elles-mêmes parce qu’il n’y aurait ni vainqueurs ni vaincus. Vous le savez bien, vous les Russes, qui avez été une superpuissance et qui restez une puissance grande et forte.

A un moment donné, il y a eu un certain équilibre. Les adversaires ont d’abord eu l’arme nucléaire, puis il y a eu un équilibre. Chaque partie fabriquait toujours plus d’armes, si bien que la différence était que la première pouvait détruire la seconde quinze fois, et la seconde la première dix fois. La question était de savoir combien de fois l’une pouvait détruire l’autre. Vous avez cessé d’être une superpuissance en tant que Russes, mais tout le monde sait que vous pouvez détruire l’autre cinq fois.

En tant que pouvoir réel du point de vue technico-militaire, l’Etat russe a quatre fois trop de pouvoir, parce qu’il lui suffit d’un seul pour détruire l’autre. Et un jour le peuple étasunien le comprendra, j’en ai l’espoir.

Je peux vous dire que je suis heureux d’avoir assisté à votre réunion, de voir ce dont vous avez parlé et comment vous l’avez fait. Oui, je m’en réjouis, parce que je vois dans votre pays, qui a tant de mérites, tant d’histoire, tant d’héroïsme, un potentiel pour contribuer à la paix dans le monde, pour contribuer à la civilisation, pour préserver l’espèce. Personne n’est de trop, à plus forte raison ceux qui peuvent faire beaucoup, comme la Russie, pour préserver notre espèce, ou comme la Chine, ou comme l’Europe, ou comme l’Amérique latine. A nous tous, nous pouvons faire quelque chose. A nous tous, certains plus que d’autres, comme le Venezuela, comme le Brésil, l'on peut  faire beaucoup.

Tenez, voyez donc ce que vient de faire l’Argentine, la façon dont elle a abordé la question de la dette extérieure. Et j’ai été sidéré quand le président de notre Banque centrale, je crois, m’a dit que Bush avait fait une déclaration très élogieuse pour l’Argentine ! Je vais devoir le lui redemander, vrai, parce que j’ai encore du mal à le croire. Mais bien entendu, Bush couvrait Kirchner de fleurs pour pouvoir mieux attaquer Chávez, pour attaquer la réunion d’hier qu’il n’a pas du tout appréciée. Mais il ne va pas pouvoir neutraliser Kirchner en le flattant ou avec des choses de ce genre. Parce que Kirchner vient de décocher un crochet au Fonds monétaire international. Plus qu’un crochet, un bon direct au menton ! Le  FMI n’est pas encore K.O., mais il a en tout cas les jambes en flanelle, vous pouvez être sûrs, parce que personne à ce jour n’avait abordé la question de la dette de cette manière, n’avait adopté une position aussi ferme que l’Argentine.

Le Fonds monétaire international a encore quelque temps à vivre, pas beaucoup, je crois. Non, je ne crois qu’il survive plus de deux décennies. Je doute même qu’il survive une décennie de plus, parce que les calculs ne mentent pas. J’ai beau additionner, soustraire, multiplier, diviser, rien ne va. La crise est insupportable. Ce n’est pas même pas une crise, d’ailleurs, mais un cumul de crises, un cumul de problèmes, et à tel point que l’ordre en place durera moins de deux décennies. Eux, ils ont toujours inventé une parade, telle ou telle formule, ou la méthode keynésienne, ou bien j’imprime des billets, j’évite la crise en faisant fonctionner la planche à billets, en augmentant les liquidités, etc.

Il me reste encore une dette envers vous, j’ai parlé très rapidement et je suis prêt à répondre à toutes vos questions, autant que vous voudrez, tout le temps qu’on me laissera.

Je suis arrivé ici avec sept minutes de retard. Il y avait longtemps que je n’arrivais plus en retard, mais j’étais en train de converser avec le ministre canadien de l’Agriculture et avec un groupe d’agriculteurs, nous parlions d’agriculture, de prix des produits, du prix du blé, du maïs, des haricots, des lentilles, des pois chiches, des vaches, de tas de données, de la production, de tout. Je lui parlais de ce que nous allions acheter au Canada cette année-ci. Je n’aime pas faire des promesses, mais je lui ai promis que nous allions acheter trois fois plus que l’an dernier. Oui, parce que nous avons quelques plans élaborés, quoique non divulgués encore.

Veuillez donc me pardonner mes sept minutes de retard. Ils devaient partir à une réunion à quatre heures, juste quand j’avais prévu de vous rencontrer. Je sais que mes compagnons seront d’accord que je vous explique les raisons de mon retard. Rassure-toi, vous aurez ensuite un dîner (rires).

Alors, je me soumets à vos questions, sur n’importe quel point (rires). Que la Dominicaine ouvre le feu. On m’a dit que c’est un grand écrivain.

Luisa Zheresada Vicioso. J’aimerais que vous me disiez où vous situez les Caraïbes dans ce dialogue des civilisations. Comme région, nous avons produit d’extraordinaires théoriciens, par seulement pour nous mais encore pour le monde, à commencer par Frantz Fanon et son rôle en Afrique, et pour les opprimés du monde.

Fidel Castro. Tu crois donc que je ne suis pas Caribéen, que je ne me sens pas Caribéen ?

Luisa Zheresada Vicioso. Non, je n’ai pas dit ça.

Fidel Castro. Ne sais-tu pas que quand vous aviez Trujillo chez vous et que j’étais en seconde année de droit, j’étais président du Comité en faveur de la démocratie dominicaine, et  que, quand une expédition s’est organisée en 1947 pour libérer le peuple dominicain de Trujillo, je me suis enrôlé ? J’ai été le seul de ce Comité à le faire, même si ceux qui y participaient étaient mes ennemis. Je ne sais pas si tu le sais, mais je suis resté jusqu’au bout. Beaucoup ont déserté.  A un moment donné, il y a eu un problème et le bateau sur lequel j’étais a été arrêté aux abords de la côte haïtienne. Je n’étais pas le chef, j’étais seulement lieutenant d’un peloton, parce que j’avais quelques connaissances et que j’aimais l’aventure, je ne vais pas le nier.  Si on veut me traiter d’aventurier, eh bien, j’accepte ce titre avec honneur ! Aventurier en géographie, en excursions, en tout ce que vous voulez, mais pas en politique. En politique, j’accepterais le titre d’audacieux. Quiconque ne l’est pas quand il se lance dans cet emploi, mieux vaut qu’il laisse sa place à quelqu’un d’autre, vous comprenez ? (Rires.)

Je suis donc parti avec cette expédition avant de conclure ma seconde année de droit. J’ai eu vingt et un ans sur la caye où l’on préparait l’expédition, commandée par une série de Cubains imbéciles et suffisants qui voulaient aider les Dominicains et prétendaient faire tout tous seuls.

C’est là que j’ai fait connaissance de Juan Bosch, qui m’a frappé d’entrée par son courage intellectuel, par ses sentiments. C’est là aussi que j’ai connu Pichirilo, qui est venu avec moi sur le Granma : c’était le capitaine du bateau où j’étais, l’Aurora. Il y avait quatre bateaux, dont deux de débarquement, et quelqu’un qui était sur un bateau plus rapide a trahi. Quand on était dans la baie de Nipe, on a reçu un ordre de cet autre bateau selon lequel il fallait l’attendre près de Moa, proximité du Canal du Vent. Et là, il y avait une grande frégate qui nous attendait ! Jamais les canons d’une frégate ne m’ont paru plus longs, parce que les marins les avaient mis à nu, nous les montraient et criaient : « Rebroussez chemin ! » Les responsables de l’expédition ont dû obtempérer.

Pichirilo, un Dominicain, je vous l’ai dit, était avec moi sur le bateau. Quelle décision, quel courage ! Des années plus tard, il a été notre pilote du Granma. Nous sommes devenus frères, parce que ce jour-là je me suis rebellé et séparé de la compagnie où j’étais chef de peloton, et je me suis écrié : « Je m’oppose à ce que nous regagnions le port, on va tous nous faire prisonniers à Cuba, je refuse. » Mon idée était de cacher les armes dans une région montagneuse, et je me suis mis à récupérer les armes. Un tas de collaborateurs m’ont aidé, entre autres le capitaine du bateau. C’est là que je suis devenu son ami, qu’il est devenu mon complice dans cette situation compliquée quand je me suis rebellé contre les chefs cubains et dominicains. J’ai fait comme Hugo Chávez. Je me suis révolté parce que je refusais de regagner un port où on allait perdre les armes et tomber tous prisonniers. J’ai même pensé au départ que la frégate qui nous bloquait le passage était dominicaine. C’est après que je me suis aperçu qu’elle était cubaine.

Pichirilo a continué d’être mon complice. Je n’ai pas pu faire ce que je pensais faire parce que la frégate nous suivait de près. Nous avons attendu la nuit. Le capitaine qui était complice a réduit la vitesse de moitié. Mais ça n’a servi à rien, parce que nous étions en été et que la nuit tombait très tard. Comme j’étais toujours révolté, j’ai abandonné le bateau sur un dinghy avec trois autres, et nous avons été les seuls des mille et quelque à ne pas tomber prisonniers. Le capitaine a dit à ceux de la frégate qu’il ne connaissait pas l’entrée de la baie et qu’il avait peur de s’échouer. C’était aventureux, je l’admets. Tout le monde croyait que les requins m’avaient dévoré et un jour j’ai surpris tout le monde en ressuscitant. J’ai ressuscité bien des fois.

Je connais donc la cause, je l’aime, et je suis Caribéen. Tu connais nos relations avec les révolutionnaires dominicains et Caamaño ici, où il est venu après sa résistance héroïque. Après notre victoire, des dizaines de révolutionnaires cubains ont atterri aux abords du massif montagneux et ont lutté contre Trujillo.

Bref, je suis un militant de la cause caribéenne. Je suis Caribéen, et je suis fier de nos relations avec les Caraïbes.

J’ai beaucoup de sympathie pour les Antilles anglophones. N’allez pas croire que je sois fanatique des Latino-Américains. Je suis critique à leur égard aussi, tout comme je suis critique de moi-même et des Cubains.

Ce sont les Antilles anglophones, en tout cas, qui ont contribué à briser le blocus de l’Amérique latine quand tous les pays, sauf le Mexique, avaient rompu les relations diplomatiques avec nous. Ce sont elles, qui n’étaient même  pas indépendantes au triomphe de la Révolution, qui ont lancé ce mouvement en même temps que Torrijos et qu’un dirigeant vénézuélien de l’époque, qui a joué ensuite différents rôles au cours de sa vie. A cette époque-là, ce n’était pas le pire. Ce courant existait, et il l’a soutenu.

Ce sont les Antilles anglophones qui ont été nos meilleurs amis sur ce continent, pas les Latino-Américains, et nous avons avec elles des liens très forts. Voilà pourquoi leurs jeunes ont le droit d’étudier dans nos universités, sans restrictions, gratuitement et dans tous les domaines.

Notre Ecole latino-américaine de médecine compte dix mille étudiants latino-américains et caribéens.

J’aurais dû vous dire que la Révolution bolivarienne et nos accords économiques avec la Chine ont été des facteurs très importants. Nous avons signé avec le Venezuela des accords qui ont été la base de l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA), le 14 décembre, dix ans après la première visite de Chávez, des accords extrêmement bénéfiques à nos deux pays. Nous sommes à moitié intégrés. Nous avons la même idée, la même volonté d’intégration.

J’étais déjà communiste avant d’être marxiste, communiste utopique ! D’où ai-je tiré ça ? De la vie, de la réflexion. Je suis arrivé à mes convictions en étudiant l’économie.

Je suis né et j’ai vécu dans un latifundio de dix mille hectares, appartenant à mon père, qui était maître de tout ce qu’il y avait dans le coin, sauf de l’école et du télégraphe : il était même maître du gallodrome, de la boucherie, du bétail, des tracteurs, des camions, de l’épicerie, de l’entrepôt. Je pouvais comprendre Marx quand il disait que la propriété privée peut exister à condition qu’elle n’existe pas pour les neuf dixièmes de la population, parce que je suis né à un endroit où mon père était le maître de tout.

J’ai fait des études dans des écoles religieuses. Je ne suis donc pas né dans un berceau de prolétaires. Bien mieux, si je n’avais pas été fils de propriétaire terrien, je n’aurais pas pu faire d’études. Et si je n’avais pas pu faire d’études, alors je n’aurais pas eu d’idées, je n’aurais pas de cause à défendre.

Je dois savoir gré à cette circonstance d’avoir pu apprendre quelque chose, de ne pas être un analphabète politique. Mon analphabétisme politique, je l’ai liquidé moi-même, parce que j’étais déjà alphabétisé en idées. Euh, pas tant, parce que j’étais fils et non petit-fils de propriétaire terrien, je n’ai pas connu la vie bourgeoise dans un quartier aristocratique où on aurait fait de moi le plus grand réactionnaire ayant jamais existé dans ce pays, parce que, dans un sens ou un autre, je ne serais pas resté à mi-chemin. Vous avez des gens qui, par tempérament, ne peuvent pas rester à mi-chemin, qui sont trop enthousiastes dans un sens ou un autre.

Voilà, j’ai dû faire un peu mon autobiographie pour vous prouver que j’ai été Caribéen, mais que je suis aussi Latino-américain, que je suis Africain, que je suis Russe, que je suis Chinois, que je suis Japonais, que je suis Vietnamien. En pleine guerre, le Vietnam savait qu’il pouvait compter sur nos forces ; et les Noirs sud-africains savaient qu’ils pouvaient compter sur notre sang, alors que les racistes possédaient sept armes nucléaires. Je n’aurais donc pas à avancer beaucoup d’arguments pour prouver que notre cœur n’est pas un cœur chauvin et que nous n’allons pas en exclure les  Caribéens, tant s’en faut : ils y occupent une place bien grande.

Si vous voulez des gouvernements sérieux, alors cherchez-les dans les pays qui ont été encore récemment des colonies anglaises. Ce sont des gouvernements des plus sérieux, des gens loyaux, ceux qui avaient le moins d’analphabètes. Moins que nous qui nous sommes libérés de l’Espagne ou que vous. Nous, nous nous sommes libérés presque un siècle après, nous étions un Etat esclavagiste. Il y a moins d’analphabètes dans les Caraïbes qu’en Amérique latine, il y a de meilleurs services médicaux, des meilleurs niveaux de santé qu’en Amérique latine, exception faite d’Haïti, qui a été le premier pays à s’être soulevé et le pays où tout le monde est intervenu, mais où aucune des anciennes puissances n’envoie de médecins.

Certains parlent de Médecins sans frontières. Très bien, je les félicite. Qu’on les décore, qu’on leur décerne le Prix Nobel, mais ils ne sont que quatre pelés et un tondu. Le problème, c’est que toute l’Europe ensemble ne peut envoyer en Haïti les médecins que Cuba y a envoyés. Qu’on me pardonne, mais c’est la vérité. Ils n’ont pas cinq cents médecins. Toute l’Europe ensemble et les Etats-Unis n’ont pas en Afrique les médecins que nous y avons, ou alors en Amérique centrale, prêtant service gratuitement. Ce n’est pas comme au Venezuela avec lequel nous avons déjà un accord d’échange de biens et services.

Je sais ici où aboutissent tous les profits. On nous critique d’avoir centralisé. Mais si nous ne centralisions pas,  nous ne pourrions pas faire ce que nous faisons. C’est comme à la guerre, où les décisions sont prises par un état-major, parce qu’il faut agir vite et qu’on ne peut commencer à trop délibérer. Ici, nous discutons, mais personne ne peut vendre le pays à l’encan.

Quels sont ceux qui ont contracté les dettes en Amérique latine ? Les ministres de l’Economie, même pas les parlements. Quant au peuple, les gouvernements n’ont jamais discuté avec lui ces dettes colossales qu’ils contractaient. Un ministre de l’Economie décidait si le pays s’endettait ou non de quarante milliards. Ici, pour pouvoir relever les pensions, tout l’Etat est réuni. J’ai des facultés, certes, dont je suis investi en vertu de la Constitution, et j’en ai plus qu’un ministre de l’Economie, parce que je suis président du Conseil d’Etat et président du Conseil des ministres, élu par l’Assemblée nationale, je peux donc  convoquer le Conseil d’Etat. Les présidents des pouvoirs populaires sont aussi réunis dans chaque province, les dirigeants des organisations de masse, le président de la Banque centrale et tous les présidents des principales banques, qui appartiennent à l’Etat, qui ne sont pas privées. Et alors j’ai dû leur demander à tous : « Analysez bien, peut-on le faire ou pas ? » Ce sont là des choses pensées, calculées et bien calculées. Et voilà comment nous décidons de faire les choses. Et comme premier secrétaire du Parti, j’ai aussi convoqué ses principaux cadres.

Dans cette si démocratique Amérique latine, ce sont les ministres de l’Économie qui ont décidé des dettes, et le gouvernement de l’Empire n’a jamais dit que c’étaient des pays antidémocratiques, tant s’en faut : pour lui, ceux qui ont contracté les dettes étaient super démocratiques ! En 1985, Cuba a engagé une bataille contre la dette qui se chiffrait alors à 350 milliards de dollars ; maintenant, elle en est à 750 milliards. Voyez un peu quelle belle démocratie régnait sur ce continent !

Et en Amérique centrale et ailleurs ? Que se passe-t-il au Costa Rica, ce berceau, ce summum de la pensée démocratique ? Nous avons maintenant à Cuba 70 000 médecins et plus de 50 000 spécialistes, nous luttons du bec et des ongles contre le vol de cerveaux. Et le Costa Rica compte, lui, plus de 800 médecins d’origine cubaine qu’il a volés à notre pays voilà bien des années.

C’est un président costaricien, l’un des si nombreux qui passent inaperçus dans ce pays, qui me l’a raconté à une réunion internationale : « Nous avons chez nous 800 médecins cubains. » Je lui dis : « Ah ! Bon, vous avez 800 médecins ? » Mais ce pays n’a pas déboursé un centime pour ces huit cents médecins que nous avons formés ici…

Les Etats-Unis ont voulu faire du Costa Rica une vitrine pour l’opposer à Cuba et prouver qu’on pouvait faire « en démocratie » ce que faisait Cuba « si antidémocratiquement », autrement dit sauver des vies d’enfants, de mamans, et toutes ces choses-là. N’empêche que la vitrine compte huit cents médecins cubains qui exercent la médecine privée !

Tout ceci a beaucoup de valeur quand il faut discuter certaines choses. Par exemple, un seul dollar permet à ceux qui en reçoivent de l’étranger de payer trois cents kilowatts dont la production, elle, coûte à l’Etat vingt-cinq dollars ! Quelle manière d’abuser du dollar reçu de l’étranger ! Le fait qu’un vieux frigo n’ait plus de thermostat coûte à l’Etat cubain sept dollars par mois, à cause des surplus de consommation. Alors, pour économiser, nous allons faire disparaître tous les frigos sans thermostat. Non en les envoyant à la ferraille, mais tout simplement en leur installant un thermostat, en leur mettant des joints pour que le froid ne s’en aille pas. Parce que nous avons découvert que cela implique un surplus de consommation quotidien de sept à huit millions de kilowatts. Calculez un peu les millions que nous allons pouvoir économiser rien qu’en en dépensant dix en thermostats. Mais ça, nous ne le savions pas, nous l’avons découvert peu à peu à mesure que le carburant renchérissait et qu’un kilowatt coûtait toujours plus cher à produire.

Certains ailleurs ont peut-être plus de thermostats que nous, mais c’est qu’ils ne vivent pas le blocus que nous vivons, nous. Leur blocus à eux est plus terrible : c’est un blocus qui produit des analphabètes, un blocus qui produit des mal nourris, des affamés, de la mortalité infantile, de la mortalité maternelle, une réduction de l’espérance de vie. Au milieu d’une prétendue démocratie. C’est un blocus pire que le blocus économique et qui n’existe plus ici depuis belle lurette, ce qui nous permet même de dévaluer le dollar. Quelle merveille ! Et nos voisins ne peuvent même pas protester ! Qui pourrait donc exiger que notre Etat débourse vingt-cinq dollars pour produire des kilowatts d’électricité que ceux qui reçoivent ici des dollars de là-bas ne paient qu’un dollar ? Et qui donc envoient ces dollars ici ? Des journaliers analphabètes ? Allons donc ! Ce ne sont pas des analphabètes que les USA ont reçus et reçoivent à titre d’émigrés, mais des diplômés universitaires, des techniciens, ou alors de nombreux anciens propriétaires terriens et bourgeois qui s’y connaissaient en affaires. L’émigration qui a les plus gros revenus aux USA, ce sont les Cubains, bien plus que les Dominicains, ou les Haïtiens ou que n’importe quelle autre population latino-américaine.

Je vous disais donc que nous avions maintenant une monnaie bien à nous. Nous avons expulsé le dollar de la circulation pour ne plus laisser que le peso convertible. Nous sommes en train de réévaluer notre peso et notre peso convertible, les deux monnaies. Un pas dans un sens et un pas dans l’autre. Le dollar donc est totalement dévalué face à notre peso convertible, et ceux d’en face sont restés sans arguments.

Qu’est-ce que veut donc dire cette dévaluation ? Qu’auparavant, vous achetiez 27 pesos avec un dollar, et maintenant vous n’en achetez plus que 25. C’est là une mesure que nous pouvons appliquer autant de fois qu’il le faudra.

Quel coup pouvons-nous assener à ce pauvre dollar ? Aux Etats-Unis, le kilowatt d’électricité se paie de douze à quinze centimes. Ici, moins d’un centime. Si vous consommez moins de 300 kilowatts, vous achetez trois kilowatts pour un centime. Quel crime avons-nous commis contre le dollar ! Quelle terrible lamentation ! Quel vandalisme de notre part que d’avoir demandé à ceux qui reçoivent des dollars de l’étranger de payer plus ! Et pourtant, nous venons à peine d’effleurer le dollar d’un pétale de rose ; mais nous pouvons aussi le faire avec une lime… Quelle merveille que de ne pas appartenir au Fonds monétaire ! Quelle merveille que de n’avoir pas à demander l’aide de cette institution dans ce monde en mutation !

La Révolution fêtera son cinquantième anniversaire dans quatre ans. Mais cinquante ans se sont de toute façon déjà écoulés depuis le début de notre lutte armée, le 26 juillet 1953. Plus de cinquante ans de lutte, plus de cinquante ans d’expérience.

Et c’est fort de cette expérience que j’ose vous parler. Et si je le fais de la sorte, c’est parce que nous sommes en train de définir des choses très importantes.

Le socialisme peut revêtir diverses formes, en fonction d’un même objectif, peut se réaliser de différentes manières, selon des styles différents en fonction des racines, des circonstances historiques et des circonstances concrètes de chaque pays. Nous, en construisant le nôtre, je vous ai expliqué comment nous l’avons fait. Et c’est maintenant que nous pouvons tirer tous les avantages de ce que nous avons fait. Que nous commençons à en cueillir les fruits. Maintenant que nous ne dépendons que de notre propre conscience, de notre capital humain, de notre expérience et de notre volonté de rectifier toutes les erreurs que nous avons commises en quantités industrielles. Des erreurs tactiques, et certaines bien grandes, pas des erreurs stratégiques. En fait, nous nous sommes efforcés d’éviter à tout prix les erreurs stratégiques qui sont par définition irréparables.

 Sachez que certaines des choses qui nous sont arrivées ont été la conséquence de théories et de livres écrits à une autre époque et ailleurs.

Ce que je peux vous dire dans cette plaidoirie d’avocat – c’est ainsi que j’ai dû me défendre une fois – c’est que j’ai toujours été antidogmatique, toujours contre les dogmes, contre les schémas, contre les manuels. Je pense même – et Osvaldo le sait bien – Je pense que l’économie, tout comme la politique, n’est pas une science, mais un art. Les artistes ne peuvent pas dire qu’ils maîtrisent une science, même s’ils en ont parfois besoin, ou de ses calculs. Si vous ne faites pas des opérations d’addition, de soustraction, de multiplication et de division, si vous ne tirez pas la racine carrée, vous ne pouvez faire aucun calcul, mais le poète, lui, mélange des mots, des idées, des images, des styles. L’écrivain, aussi. L’homme politique, lui, mêle des choses, des facteurs ; l’économiste brasse aussi des éléments. Le monopole a toujours existé, le libre-échange n’a quasiment jamais existé. Ce ne sont que des théories auxquelles s’opposaient toutes les nations industrialisées. C’est maintenant qu’elles dominent le monde qu’elles disent aux autres qui cherchent à se développer : faites du libre-échange, zéro tarifs douaniers, zéro ci et zéro ça…

Donc, pour moi, il est très clair que l’économie est un art et une science, tandis que la politique est un art, mais pas une science. Fondez-vous sur la politique, fondez-vous sur la science et fondez-vous sur tous les facteurs en jeu. Mais j’ai une très grande estime de l’économie, que je considère comme un art, et de la politique, que je considère comme un art.

Quelqu’un d’autre veut-il intervenir ? Eh, dis donc, préside un peu… Donne la parole à tous ceux qui veulent. Je réponds aux journalistes, à tous ceux qui veulent.

Évêque Feopan. Compañero Castro…

Fidel Castro. Personne ne me traduit ? Je n’entends que le russe (rires)

Évêque Feopan. Compañero Castro, permettez-moi avant tout de vous remercier de cette possibilité de pouvoir disposer d’une église orthodoxe russe. Les usines vieillissent, malheureusement, perdent même leur raison d’être, même si elles ont été bâties sur la fraternité. En revanche, plus une église est vieille et plus elle a de la valeur. Et l’église que vous nous aidez à construire pour l’orthodoxie russe sera encore dans un siècle le témoin fidèle de nos bonnes relations.

Mais c’est une autre question qui m’intéresse. Je suis évêque dans une région du Caucase du Nord et j’ai été témoin, hélas, de la tragédie survenue quand des terroristes ont pris une école d’assaut. Je suis arrivé sur les lieux vingt minutes après et je suis resté jusqu’au bout. Quelque chose de terrible. Etant donné que les terroristes se justifient fréquemment en affirmant qu’ils mènent des missions de salut, mais ce que j’ai vu, moi, était quelque chose de terrible, je voudrais connaître votre opinion à ce sujet. Je vous remercie.

Fidel Castro. Je condamne du plus profond de mes sentiments et de mes convictions la mort d’innocents.

Je me souviens de nos combats dans la Sierra Maestra.  Parfois, des compagnons dont des parents vivaient tout près de l’objectif que nous visions venaient nous donner toute l’information requise. Nous attaquions des localités occupées par l’armée, et nous nous en avons pris un certain nombre. Les combats étaient parfois très durs, et pourtant je ne me rappelle pas qu’il y ait jamais un civil de tué. Il est donc possible d’éviter la mort d’innocents pendant une guerre, puisqu’il faut bien combattre, par exemple, telle ou telle caserne – quoiqu’il vaille mieux obliger l’ennemi à en sortir parce qu’il est plus faible quand il est en mouvement que retranché sur ses positions. Non, je ne me rappelle pas un seul civil mort en vingt-cinq mois de guerre. C’est de la colonne que je commandais que sont sorties toutes les autres, et les gens ont appris à se battre en se battant, pas dans des écoles militaires. Et toute une histoire concrète avalise ce que je dis au sujet de la manière de se battre.

Non, je ne peux pas tuer un enfant pour détruire le blocus, le tuer à dessein. Non, je ne peux pas. Vous devez avoir une morale, vous devez avoir des principes. Vous pouvez sacrifier votre vie autant que vous le voulez, mais pas celle d’un innocent.

Voilà ce que je pense et ce que j’ai toujours dit. Notre pays a réalisé des missions internationalistes. Pas une, plusieurs. Quand les racistes sud-africains ont envahi l’Angola, ou quand les forces de Mobutu – ce type-là, oui, il avait du fric, et beaucoup de fric, et personne ne sait où il est gardé, ni dans quelle banque ? – l’ont envahi depuis le nord. Et pas seulement en Angola ;  nous avons fait des missions ailleurs aussi.  Eh bien, demandez donc si nos soldats ont fusillé un seul prisonnier de guerre à tous les endroits où nos troupes se sont battues et où des compagnons à nous sont pourtant tombés ? Nous avons une doctrine que nous respectons, et pas seulement ici. Notre armée n’a jamais fusillé un prisonnier de guerre. Et nous en sommes fiers. Nous sommes prêts à donner tout ce que nous possédons et tout ce qu’on nous a prêté à quelqu’un qui pourrait prouver que, durant notre guerre contre l’apartheid et les alliés de l’impérialisme en Afrique, nous avons fusillé un prisonnier. Bien mieux, les soldats de l’apartheid préféraient tomber entre nos mains parce qu’ils étaient sûrs d’avoir la vie sauve ! Je n’en dis pas plus (applaudissements).

Évêque Feopan. Je vous remercie beaucoup, Comandante Castro. C’était ce que je voulais vous entendre dire.

Natalia Chopin. Je m’appelle Natalia Chopin, je suis journaliste aux Echos de Moscou. J’ai une question très courte et très simple à vous poser : pensez-vous visiter la Russie dans un avenir immédiat ? Je vous remercie.

Fidel Castro. Comment pourrais-je planifier seul une visite en Russie ? Si tu m’interroges au sujet de mes sentiments, de mon désir, alors, oui, c’est oui.  En été ou en hiver, avec de la neige ou sans neige, indépendamment du dirigeant en place. A plus forte raison maintenant que les relations entre Cuba et la Russie s’améliorent, que le Comité de coopération entre les deux pays vient d’avoir une excellente réunion et obtenu de très bons résultats, que les rapports entre les deux peuples sont en plein essor. D’autant que ces relations reposent sur une immense affection. Cette affection dont parle le poète, cette affection que j’ai connue là-bas et que j’allais rappeler.  Nous nous trouvions près du lac Baïkal, avec de la neige partout, et de rudes pêcheurs, ces gens de Sibérie, préparaient un poisson à la braise… Nos relations traversaient alors un moment difficile, parce que nous étions irrités de la façon incorrecte à notre avis dont les Soviétiques avaient réglé la crise des Missiles. Et là, en conversant avec ces hommes, j’ai pu sonder le peuple russe dont je peux dire qu’il est le plus épris de paix que je connaisse, parce que c’est lui qui a souffert le plus de la guerre.

Non, aucun peuple n’a autant souffert ni a été autant détruit que le peuple russe durant la Deuxième Guerre mondiale. Ce peuple a connu la guerre, oh oui, et la tragédie de la guerre, et c’est pour ça qu’il aime la paix plus que quiconque. Mais je peux dire qu’il est aussi le plus désintéressé.  Cet homme russe qui a connu la guerre est capable de tout donner et de repartir au combat. Le Sibérien en question savait que je venais d’une petite île qui se trouvait au diable vauvert, et il me parlait et il m’ouvrait ses sentiments. Oui, ce peuple qui a souffert de la guerre plus qu’aucun autre et qui la hait plus qu’un autre est pourtant assez généreux pour mourir pour un autre.

Nous avons appris de tout ça, nous les Cubains. Nous ne sommes pas seulement morts pour notre patrie et pour notre terre. Beaucoup sont morts en combattant ou en réalisant une mission internationaliste. Vous courez des risques à la guerre, en temps de paix, en toutes circonstances.

Tenez, je vous ai raconté ce qu’il m’est arrivé quand j’avais vingt et un ans. Eh bien, peu de temps après, je me suis retrouvé à Bogotá, à un moment où s’y tenait une Conférence de l’OEA. Un dirigeant notable a été assassiné, et j’ai vu se soulever une ville entière. J’ai pris ma place aux côtés du peuple, des étudiants, je me suis déniché aussi un fusil dans un commissariat de police, j’ai cherché des balles et j’en ai trouvé sept, je crois, j’ai trouvé aussi une casquette sans visière qui ressemblait à un béret, mais j’avais des chaussures qui ne servaient à rien en cas de combat. Et je suis resté dans la ville jusqu’au dernier jour du soulèvement, jusqu’à ce qu’on m’expulse. Il y a eu des négociations et la paix entre les différentes parties, sans rien régler du tout. Tout ça, je ne l’invente pas, c’est écrit dans l’histoire.

J’ai eu un moment de doute, une nuit, vers deux ou trois heures du matin. Nous nous trouvions dans un commissariat avec les chefs de la police qui s’était aussi soulevé. Il y avait des violences, des pillages. L’armée elle-même hésitait. Gaitán, ce leader assassiné, était très aimé ; il avait pris la défense d’un lieutenant calomnié, ou quelque chose de ce genre, et tout le monde l’écoutait…  Mais les pillages avaient contraint les autorités à rétablir l’ordre. Et moi, j’étais avec les insurgés, n’est-ce pas, avec les étudiants, avec le peuple.

Le peuple a fait avorter ce soulèvement à cause des pillages. Son niveau de culture et de préparation politique ne lui permettait pas plus. On aurait des fourmis en train de charger des pianos, de gros frigos, j’en suis témoin. Les hommes cantonnés au quartier général de la police soulevée ne savaient quoi faire, je le constatais. Je m’en rendais bien compte, parce que l’histoire de Cuba m’avait appris des choses, malgré ma jeunesse, et parce que j’avais réfléchi à ce genre de choses. Et j’ai constaté que cette garnison ne savait pas quoi faire ; un char passait, et elle lui tirait dessus.

J’ai vu comment des gens abusaient d’un policier réactionnaire, un godo, comme on les appelait. Ces mauvais traitements m’ont indigné, parce que je les ai vus devant moi. J’étais à la fenêtre d’un dortoir, parce que c’était la position dont on m’avait chargé, et j’ai vraiment senti de la répugnance à voir comment on le maltraitait, on l’insultait. En voyant ça, j’en ai parlé au chef et je lui ai dit que ses troupes étaient fichues.

Quiconque a lu des livres sur la Révolution française et sait comment se déroulent ces soulèvements sait qu’une troupe qui ne se met pas en mouvement est fichue, une troupe dans ces circonstances doit prendre l’initiative. Ça c’est passé comme ça pendant la Révolution française, et j’ai lu des livres de quasiment tous les auteurs à ce sujet. Si vous restez sur place, vous êtes perdus. Alors, je lui ai dit : « Faites descendre vos gens dans la  rue, attaquez. »  Je tentais de le persuader, mais il ne comprenait pas. Donc, j’étais là, et à un moment donné je me suis souvenu de ma famille, de ma fiancée, de tout.  J’ai donc un moment de doute, personne ne savait ce qu’il se passait, je risquais de mourir dans l’anonymat, et je devais m’expliquer à moi-même pourquoi donc je restais là, et j’ai vite trouvé une réponse. Je me suis dit : ce peuple est pareil à tous les autres, pareil au mien, sa cause est juste, les injustices d’ici sont pareilles aux injustices de là-bas… et je savais que j’avais raison. Mais j’étais mécontent parce que les troupes n’étaient pas bien employées. Je me disais : dois-je me sacrifier ou non ? Et qu’ai-je décidé ? De rester, de me sacrifier avec ces gens. Par chance, nous n’avons pas été attaquées, alors pourtant que les autres avaient des chars.

Le lendemain, je lui ai dit : « Confiez-moi une patrouille ». Toutes les hauteurs de la ville étaient dégarnies. Il suffisait que des forces arrivent pour s’en emparer, pour occuper ces hauteurs. Je lui dis donc : « Confiez-moi une patrouille. » Et il me l’a confiée, et nous sommes partis défendre les hauteurs.

J’ai vécu une expérience terrible. Je voyais la ville flamber à mes pieds. Je suis rentré en fin d’après-midi. Je n’ai pas profité de cette escapade pour en réchapper. Je suis rentré à cette caserne parce qu’on m’avait dit que le commissariat était attaqué. Mais, non c’étaient les insurgés qui attaquaient un bâtiment dans le coin. J’en ai donc réchappé par hasard, je suis resté là, et le lendemain, on ne m’a même pas laissé emporter un petit sabre en guise de souvenir ! Non, ces gens-là avaient fait la paix, tout le monde applaudissait le Cubain, tout le monde voulait lui parler, parce que ça les avait beaucoup frappé qu’un étudiant cubain soit resté là.

En fait, j’étais à Bogota à cause d’un congrès d’étudiant que nous tentions d’organiser. J’ai pris part au soulèvement, mais j’ai douté un jour. Je n’avais jamais raconté ça à personne : je suis resté pour une question de conscience, j’avais décidé de me sacrifier pour un peuple qui n’était pas le mien, dans le cadre d’une opération perdue d’avance, au sein de troupes qui étaient vaincues d’avance. Oui, je suis resté par conscience.

Ça, c’est arrivé quand je devais passer de deuxième en troisième année de droit. J’avais des tas d’idées, j’étais un anti-impérialiste ou un anticolonialiste, j’étais en faveur de la démocratie à Saint-Domingue, de l’indépendance de Porto Rico, de la restitution du canal de Panama aux Panaméens, des îles Malouines à l’Argentine, de la fin des colonies européennes en Amérique latine… C’était ça,  nos drapeaux. Non, ce n’était pas encore un drapeau socialiste.

Au moment que je vous raconte, je n’avais pas encore lu Marx. Je vous ai raconté deux épisodes. Ça peut vous donner en tout cas une idée de ma façon de penser de l’époque.

Je peux répondre en tout franchises à toutes vos questions, parce que je me suis toujours efforcé d’avoir de l’esprit de suite dans mes idées, de rester ferme dans mes convictions, et c’est ce que je conseille à tous les jeunes. Comme tous les jeunes, bien entendu, j’ai dû être aussi un peu vaniteux. Non, pas « dû », je l’ai été sûrement. J’ai eu de tout, de la vanité petite-bourgeoise, aussi, de l’orgueil, des idioties de ce genre. Mais je n’ai jamais renoncé en tout cas à mon échelle de valeurs, et la vie a fini par m’apprendre à être plus modeste, plus humble. Je crois que je suis plus humble que quand j’ai commencé dans ma jeunesse. Quand vous êtes jeune, vous êtes très critique de tous les autres, vous croyez tout savoir et avoir toujours raison. Vous l’avez parfois, mais pas toujours. En tout cas, je me rappelle avoir été comme ça.

La vie est une bataille incessante jusqu’au dernier moment. J’espère pouvoir lutter contre moi-même jusqu’à mon dernier souffle, jusqu’à la seconde exacte de ma mort, parce que, maintenant encore, j’analyse ce que je fais et si je crois avoir commis une erreur, même dans un petit détail, je la rectifie. Allez donc savoir si je ne vais me mettre à penser ensuite à ce que je vous ai dit ici. Mais j’espère bien que non, parce que je vous ai parlé en toute franchise. J’apprécie beaucoup votre réunion.

En fait, ce n’est pas une allocution que je vous ai faite. Je n’ai pas eu le temps de m’informer à fond de vos débats, je n’ai qu’une information minimale. C’est à peine si j’ai pris le temps de déjeuner, il fallait que je voie d’autres choses, que je rencontre le ministre canadien, d’autres gens… Et je suis censé demain avoir une importante présentation télévisée, a six heures de l’après-midi, et je suis censé aussi me remettre d’un accident que j’ai eu le 20 octobre dernier.

Donc, il se peut que je m’examine : « Qu’est-ce que j’ai donc dit aux Russes ? » Mais soyez sûrs que je ne vais pas me repentir de ce que je vous ai dit. Je vous ai parlé en frère, je vous ai parlé affectueusement, plein de bons sentiments. Je sais qui vous êtes. J’ai connu des Russes comme ceux dont j’ai parlé, des gardes forestiers, des Russes vraiment patriotes et révolutionnaires, de la lignée de ceux qui se sont battus à Stalingrad, à Leningrad, à Kerch, à Smolensk, partout, qui ne se rendaient pas, qui continuaient à résister, qui se battaient. Ou comme ceux qui sont partir lutter contre les Japonais, au moment où, sans rien dire à personne, les Etats-Unis ont largué la fameuse bombe dans une action terroriste.

Quand on calcule ceux qu’ont perdus les Russes et les autres peuples soviétiques qui luttaient aux côtés de la Russie, on constate qu’ils ont sacrifié plus de vies que tous les autres peuples ayant participé à cette guerre, c’est la vérité. Je suis allé voir certains cimetières, dont celui de Leningrad, et je sais ce qu’il s’y est passé, les mille jours de siège, et j’ai lu un gros livre qui rappelle tous les sacrifices qu’ont dû faire les habitants de la ville, semblables à ceux de l’ensemble du peuple russe dans tout le pays. Mes sentiments envers les Russes reposent donc sur une base solide, je sais comment ils sont et je les admire.

Comme je vous le disais, nos relations avec l’Etat et le gouvernement russes vont bien, et je m’en réjouis. Nous devons nous unir tous, ouvrir un dialogue en tant que défenseurs de la civilisation. Voilà ce que je tenais à vous dire.

Alfonso Bauer. Certains Guatémaltèques disent que vous avez vécu là-bas, à Jalapa, et je suis de ceux qui soutiennent que c’est faux… Bien entendu, si c’était vrai, ce serait une gloire pour ma patrie.

Fidel Castro.  Ça m’aurait plu d’y avoir vécu, je peux te l’assurer…

Combien de personnes portées disparues ? Je sais qu’il y a eu plus de cent mille morts et plus de cent mille disparus après l’intervention des Etats-Unis contre la révolution guatémaltèque. C’est ce qu’il nous serait arrivé s’ils avaient vaincus à Playa Girón.

Combien de vies a coûté l’expédition mercenaire qui a renversé le gouvernement Arbenz ?

Alfonso Bauer. Environ deux cent mille.

Fidel Castro. Exact. Cent mille morts, et cent mille disparus. Alors, pourquoi un tel tollé dans le monde parce que nous avons ici quelques mercenaires en prison ? Oui, ici, ils sont en prison, certes, mais ils ne sont pas portés disparus, ils ne sont pas assassinés ! Ah, ceux qui méritent une grande médaille, ceux qui mérité la bénédiction de l’Empire, ce sont ceux qui tuent dans ces pays-là où les analphabètes et les semi analphabètes peuvent représenter 30, 40 p. 100, voire plus, de la population, où la mortalité infantile est très élevée, où surviennent tous ces malheurs dont je vous parlais ! C’est ça la « démocratie », pour eux, tandis que nous, nous sommes des sauvages qui commettons « des violations systématiques et permanentes des droits de l’homme » !

Je crois que si nous n’avions pas été capables d’appliquer des mesures sévères, nous aurions coopéré avec ceux qui voulaient détruire la Révolution et notre peuple. Est-ce que la peine capitale nous plaît ? Non, elle nous répugne. Non seulement elle ne nous plaît : elle nous répugne ! Mais nous l’avons appliqué quand nous avons dû nous défendre de l’Empire le plus puissant de l’Histoire.

Nulle part ailleurs on n’exécute plus de gens qu’au Texas, des innocents, et même des gens qui avaient commis des crimes quand ils étaient mineurs, et même des déments. Ça n’est jamais arrivé chez nous. Alors pourquoi n’envoie-t-on le gentleman qui préside les Etats-Unis devant la Commission des droits de l’homme de Genève ? Ah, non, voyez-vous, on y fait passer Cuba, et tous les ans ! À vrai dire, ce que nous ressentons devant tant d’hypocrisie, c’est du mépris. Je n’ai pas d’autre mot : du mépris ! Inutile que d’autres nous jugent : nous sommes les premiers à le faire.

Un délégué russe. Je vous remercie tout d’abord de votre brillant discours. Pourriez-vous nous dire quel a été pour vous le moment le plus difficile depuis le début de votre lutte révolutionnaire ?

Fidel Castro. Maintenant, quand vous me demandez de répondre à une question pareille ! (Rires et applaudissements.) On a encore du temps. Si vous résistez, alors je résiste moi aussi.

Mikhaïl Tchernov. Cher compañero Fidel Castro, je vous remercie de votre intervention. Je suis Mikhaïl Tchernov, je suis journaliste russe, soviétique, de la revue Expert. Ce n’est pas la première fois que je viens à Cuba, j’aime votre pays, j’aime l’expérience cubaine que j’ai pu voir ici, et ma question est la suivante, parce que j’estime que nous avons beaucoup à apprendre de Cuba : s’il vous plaît, comment pouvez-vous nous aider ?

Fidel Castro. Deuxième moment très difficile (rires). Je ne peux vous aider en rien ; c’est vous au contraire qui pouvez nous aider. Je vous parle en toute franchise, j’échange des opinions. Je peux t’aider, toi et ton peuple, autant que vous pouvez nous aider, vous. En faisant ces choses que vous faites, vous vous aidez vous-mêmes et vous nous aidez, nous.

Nous, la seule chose qu’il nous reste, c’est notre devoir envers vous qui avez eu confiance en nous, qui nous avez jugés digne d’accueillir cette réunion ici, de procéder à ces échanges, et qui nous avez invités.

Je ne peux pas penser que je vous aide, ni de quelle forme je peux le faire. C’est vous qui nous aidez et qui aidez le monde.

C’est notre métier. De nombreux religieux sont présents dans la salle, et ils savent quel est leur devoir, quel est leur fonction. Il y a des médecins, des professions libérales, et chacun sait quelle est sa tâche. Et nous,  nous savons quelle est la nôtre. Tout ce que je peux, c’est échanger avec vous. Ce que nous pouvons faire, c’est nous entraider (applaudissements).

Avez-vous d’autres questions, presse, membres de la délégation ?

Un délégué russe. Cher monsieur Fidel Castro, jusqu’à quand durera l’occupation de l’Iraq ?

Voilà cinq minutes, vous avez dit que vous faites parfois des erreurs. Lesquelles avez-vous faites à la tête du gouvernement cubain ?

Fidel Castro. Accueillir cette réunion et me soumettre à vos questions ! (Rires.)  Une erreur parmi bien d’autres…

Combien de temps durera l’occupation de l’Iraq ? Je crois que la question est incorrecte : l’Iraq a été envahi, pas occupé. Tu veux savoir sans doute quand ils partiront (applaudissements). Tu crois qu’il est occupé ? N’y a-t-il pas là-bas un gouvernement, une Assemblée ? Alors, pourquoi ne partent-ils pas ?

Ils s’en iront en fait quand ils pourront. Pour l’instant, ils ne peuvent ni s’en aller ni rester. Alors ils vous parlent du jeu entre les sunnites et les chiites, d’un gouvernement. Oui, ils s’en iront quand ils pourront. Les envahisseurs ne s’en vont pas quand ils veulent, mais quand ils peuvent. Ils savent quand ils peuvent envahir, pas quand ni comment ils peuvent se retirer.

Ils sont entrés au Vietnam à un moment donné, et après ça leur a coûté beaucoup de travail, beaucoup de temps, et cinquante mille vies. Les quotas que la société étasunienne leur avait permis à l’époque étaient cinquante mille. Je me demande si celle d’aujourd’hui leur permettra même des quotas de cinq mille, ce qui doit être sans doute le plafond qu’elle tolérera. Et les quotas basés sur les aventures, sur les mensonges et la duperie diminueront de plus en plus.

Le hic, c’est qu’ils devraient se retirer dès maintenant, mais qu’ils ne le peuvent pas. Et ils sont en train de voir comment ils s’arrangent pour le faire.

La vraie question est donc : quand pourront-ils se retirer ? Eh bien, ça dépendra du peuple étasunien et de la crise économique et du déficit budgétaire de presque 500 milliards de dollars et du déficit commercial de presque autant, soit un billion au total. Combien d’années d’affilée vont-ils pouvoir supporter ce déficit d’un billion de dollars ? Et comment vont-ils se retirer de là-bas ? Pensent-ils pouvoir liquider la culture ? Ils exploitent les contradictions religieuses, les contradictions nationales, et la situation est compliquée : les Kurdes au Nord, les sunnites au centre, les chiites au Sud, des chrétiens orthodoxes ailleurs, l’Iran qu’ils veulent détruire ou envahir et dont ils veulent récupérer les ressources. Mais ce n’est pas un Iran méprisés par les chiites du sud de l’Iraq qui ont été réprimés pendant un certain temps.

C’est une histoire connue. En  tout cas, moi, je la connais pas mal, parce que quand la guerre a éclaté entre l’Iraq et l’Iran, Cuba était présidente du Mouvement des pays non alignés qui nous a chargé de favoriser la paix entre les deux pays. Je sais tout ce qu’il s’est passé là-bas.

L’Iraq avait des relations avec de nombreux pays, il investissait correctement l’argent du pétrole jusqu’au jour où cette malheureuse guerre avec l’Iran a éclaté. C’est tout ce que je peux dire à ce sujet. J’ai une opinion très claire là-dessus. L’Iraq était un pays influent qui a commis ensuite de lourdes erreurs.

Cuba aussi était contraire à l’occupation du Koweït et elle l’a condamnée à l’ONU, mais nous avons fait aussi de gros efforts pour persuader le gouvernement de renoncer à ça, pour lui faire comprendre que la preuve de courage était d’abandonner et de rectifier cette erreur, que cela allait donner l’occasion au gouvernement étasunien d’organiser autour de lui et de l’OTAN une grande coalition des pays arabes, musulmans et européens. Nous lui avons dit : « Rectifiez à temps. »

Il existe dans les archives russes des copies de documents qui en témoignent,  et aussi dans les archives étasuniennes, au département d’Etat, bien entendu, parce que la Russie en a informé les USA à un moment donné. Vous y trouverez ce que j’ai écrit et ce que je vous dis ici, les arguments, les raisonnements que j’ai utilisés pour tenter d’influer, parce que nous avions des obligations envers le mouvement international. Mais je n’ai rien publié pour mon compte.

Nous avions des relations avec l’Iraq, nous y avions même des services médicaux, des médecins cubains sur place. Si bien que certaines des choses qui ont précédé la page tragique actuelle, nous les avions vues et nous en avions même prévu les conséquences, comme le prouvent les documents.

Cette invasion inopportune a servi, pareil que la destruction des tours jumelles, à la politique belliciste et anachronique de l’impérialisme.

Je me rappelle avoir conversé en Malaisie, à une réunion des Non-alignés, avec le vice-président iraquien. A ce moment-là, nos relations avec l’Iraq s’étaient dégradées parce que nous n’avions pas été d’accord avec l’occupation du Koweït, et le gouvernement iraquien n’était pas du tout content que je me sois aussi réuni à une autre conférence, interparlementaire cette fois, avec la délégation koweïtienne.

Les Iraquiens parlaient beaucoup de la quantité d’enfants qui mouraient, et je leur ai dit : « Pourquoi ne faisons-nous pas quelque chose pour éviter que ces enfants meurent ? Dites-nous combien il vous faut de médecins. On peut faire un plan pour éviter qu’ils meurent. » Et c’est vrai que les enfants mouraient.

Nous, ici, nous avons eu une Période spéciale, nous avons toujours un blocus, des tas de choses, mais jamais aucun enfant n’est mort à cause de ça. Les adultes, les parents meurent avant que ne meurent les enfants.

J’ai dit  aux Iraquiens à cette réunion-là : « Rien de ça ne se justifie. Pourquoi ne faites-vous pas la paix avec le Koweït ? Cherchez la paix. »

Bien des gens, des pays arabes parmi ceux qui avaient été en guerre voulaient rectifier, voulaient chercher la paix, mais les Iraquiens restaient intransigeants. En Malaisie, j’ai dit au vice-président : « Le gouvernement étasunien veut vous faire la guerre, il est évident qu’il va vous la déclarer et il ne le cache pas. Ne lui donnez donc pas ce prétexte, ne l’aidez pas à faire la guerre. » Je lui ai dit : «  Ecoutez donc, si les Etats-Unis vous disent que vos missiles ont une portée de cinquante kilomètres de trop et qu’elle ne doit pas dépasser 500 kilomètres, eh bien ramenez-la à 499. Votre droit est incontestable, mais ne leur fournissez pas un prétexte. Parlez-en publiquement, invitez une commission des Non-alignés à se rendre en Iraq pour prouver que vous n’avez pas d’armes chimiques. » Je lui ai dit : « Je pense que vous n’en avez pas, mais si vous en avez fabriqué à un moment ou à un autre, alors détruisez-les. » Je lui ai dit de transmettre tout ça à la direction du pays. On pouvait voir que l’attaque des USA serait imminente, mais j’ai dit tout ça au vice-président iraquien qui m’en a beaucoup remercié.

La fois antérieure, lors de l’invasion du Koweït, le gouvernement iraquien avait affirmé : « Cela va être la mère de toutes les guerres. » Et je lui avais dit à l’époque : « Attention, il va se passer ceci et cela, et encore ceci et cela… Vous n’êtes pas le Vietnam. Le Vietnam disposait de soutien, des jungles, pouvait faire une guerre irrégulière, ce n’était pas le désert comme vous, il avait le soutien de la Chine qui était à côté, de l’Union soviétique qui lui expédiait des armes par bateau et par d’autres moyens. Vous, vous n’allez pas recevoir une seule balle, parce qu’il n’y a pas moyen de vous les faire parvenir dans une situation pareille. » Voilà ce que je disais à l’Iraq quand je lui demandais de rectifier pour ne pas aider l’Empire. Le temps s’est écoulé et maintenant le pays est envahi.

Ce qui semblait une chose très simple au gouvernement étasunien est devenu un très lourd casse-tête. Il s’est cassé le nez et les dents. De nombreux Etasuniens s’en rendent compte. Evidemment, ce n’est pas pareil quand vous arrivez que maintenant. Beaucoup de gens se sont mis à penser là-bas. Il ne s’agit pas d’appuyer sur un bouton ou sur une gâchette, parce que pour ça il vous faut de deux cents à trois cents personnes décidées à le faire. Les militaires eux-mêmes, qui sont des professionnels, cherchent des solutions, parce qu’ils savent ce que ça coûte en vies, en prestige. Le discrédit pour les USA a été terrible.

Même moi, j’ai été surpris par les événements ! Quels naïfs nous avons été ! Je sais comment est le gouvernement des Etats-Unis, je sais qu’il n’a absolument aucun scrupule, mais je n’aurais jamais supposé qu’il allait torturer des prisonniers, qu’au moins il ne ferait pas une chose pareille, qu’il ne serait pas assez crétin pour recourir par plaisir à ces procédés sadiques de tortures physiques et de tortures mentales. Quelle honte ! C’est répugnant ! Et pas à un seul endroit…

Je n’aurais jamais supposé que la base navale de Guantánamo, un territoire cubain qu’ils occupent de force, serait convertie un jour en un centre de tortures. Quelles tortures sadiques ! Non, je ne l’aurais pas imaginé. Je pensais que cette civilisation de barbares, que ce gouvernement capable de larguer des bombes atomiques, de tout bombarder ne serait tout de même pas assez idiot pour torturer des êtres humains, quels qu’ils soient.

Nous avons eu affaire, nous aussi, à des criminels ayant assassiné des compagnons à nous. Et pourtant, nous ne les avons jamais touchés, quels qu’ils soient. Je suis prêt à donner tout l’argent de ce pays – ce n’est pas énorme, mais c’est quand même quelque chose – à celui qui pourra me prouver qu’on a touché ici à un prisonnier, même du pire acabit, aux auteurs des pires crimes, des plus graves actes de terrorisme contre notre pays !

Nous avons fait des prisonniers. Ceux de Playa Girón, par exemple, les mercenaires qui nous ont envahis, qui ont débarqué à la suite de bombardements, qui ont tué des femmes et des enfants. Nous les avons fait prisonniers au terme de ce combat acharné qui a duré soixante-huit heures d’affilée, sans trêve ni de jour ni de nuit, parce que les marines à bord de l’escadre étasunienne qui patrouillait tout près attendaient pour débarquer. Et ce n’est pas quelqu’un qui en a entendu parler qui vous le raconte ; non, j’étais là, sur place, à mon habitude. Je ne me suis jamais mis dans un refuge ou un abri, ce n’est pas mon habitude, ma mentalité, ma manière de faire. J’étais donc sur place au petit matin quand la marine étasunienne a simulé un débarquement au nord de la province de Pinar del Río, aux abords de la capitale. Nous nous disions : « Comment ça, un débarquement ! » « Oui, un débarquement ! » « Débarquement par Cabañas vérifié ! » C’est exactement ce qu’on m’avait dit à peine vingt-quatre heures plus tôt, quand on m’avait réveillé avec cette nouvelle : « Débarquement à Playa Larga, une de nos escouades a heurté l’ennemi. »

Après le largage des paras ennemis, j’ai eu la conviction absolue que c’était bien là la direction de l’attaque principale. Nous étions là, l’ennemi avait repoussé une attaque de nos blindés, nous en préparions une autre d’un autre côté, nous allions surgir sur leur arrière-garde, à Playa Larga et à Playa Girón, par les deux côtés. Et j’étais là en train d’attendre un bataillon de chars. Et notre artillerie tirait dur. Nous aurions peut-être pu atteindre Playa Girón avant le petit matin. Les Yankees ont fait une manœuvre. L’autoroute actuelle n’existait même pas. Nos transmissions étaient très mal organisées, à l’échelle de bataillons, mais pas à l’échelle d’armée ou de corps d’armée, ni de divisions ni même de brigades. A notre époque de guérilleros, nous n’avions pas de bataillons ni de blindés ni d’artillerie ni de DCA ni de canons de 130 ou d’obusiers de 122. Dans les montagnes,  nous n’avions rien de tout ça. Et tous ces combats contre les mercenaires se sont déroulés face à l’escadre étasunienne.

Et pourtant, aucun prisonnier n’a été fusillé, aucun n’a même reçu un coup de crosse. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que les idées de la Révolution s’étaient faites conscience, que la morale s’était faite conscience, ce qui explique pourquoi, même indignés, nos soldats n’ont molesté personne. Et l’escadre étasunienne était à trois mille de là, pas à douze. Quand je suis arrivé à Playa Girón, elle était là, tous feux éteints : les porte-avions, les marines sur leurs bâtiments, attendant que les mercenaires constituent un gouvernement.

Ce qui veut dire que je connais bien ces gens-là et leur gouvernement. Mais je n’avais imaginé qu’ils seraient capables de torturer des prisonniers à Guantanamo ou à Abou Ghraib. Je les croyais un peu plus sensés, assez intelligents pour ne pas faire ce genre de choses. Ni la haine et l’indignation ne peuvent justifier ce qu’ils ont fait. Nous avons fait prisonniers bien souvent des terroristes, des mercenaires, des traîtres, et nous n’avons jamais exercé des sévices contre eux.

Donc, pour en revenir à votre question, ils se retireront quand ils le pourront, quand le coût moral et politique sera le plus bas possible. Mais nul ne sait quand ce sera. Au mieux, un beau jour, le peuple étasunien décidera que les troupes doivent se retirer de ce pays, quel que soit le président à la Maison-Blanche. Ces choses-là peuvent arriver, ce sont des impondérables.

Donne donc la parole à quelqu’un d’autre. Si tu clos la séance, tu risques de devenir impopulaire (applaudissements). Deux ou trois de plus, vite. Et je tâcherai d’être bref.

Vladimir I. Yakounine. Je crois que nous avons violé toutes les lois du travail. Je demande aux participants de baisser la main. Il existe une maxime qui dit qu’il faut savoir se retirer à temps. Je pense que nous devons remercier le président du Conseil d’Etat et du Conseil des ministres pour le temps qu’il nous a consacré (applaudissements).

Fidel Castro. Allez savoir si nous nous ne verrons pas là-bas. Mais vous ne m’avez pas invité à la réunion, et je ne sais pas si on me délivrera un visa (rires). Quand est la réunion, quel mois ?

Vladimir I. Yakounine. Du 3 au 7 octobre.

Fidel Castro. De cette année-ci ?

Vladimir I. Yakounine. Oui, monsieur.

Fidel Castro.  Où ?

Vladimir I. Yakounine. A Rhodes, en Grèce.

Fidel Castro. Il y aura des invités ?

Vladimir I. Yakounine. Oui, bien entendu.

Fidel Castro. Et quelles sont les conditions requises pour… ?

Vladimir I. Yakounine. Que vous veniez, pas plus.

Fidel Castro. Non, non, je ne veux pas m’engager, parce que je ne sais dans quoi je serais plongé alors et je ne veux pas faire de promesses…

Vladimir I. Yakounine. Vous préférez y penser peut-être.

Fidel Castro. Oui, c’est ça, je vais y penser, sûr (applaudissements). Je vous remercie de votre patience.

 

 Vive la paix !

 

Vive le dialogue entre les civilisations ! (Applaudissements.)